Police a_Islande

 

Les marins-pêcheurs de la région de Paimpol et au-delà ont pratiqué de 1852 à 1935 la pêche à la morue le long des côtes d’Islande. Le bilan matériel et humain fut lourd : 120 naufrages, dont 70 bateaux perdus corps et biens, 2000 morts, pour ne parler que de ceux qui sont décédés en mer.

Le problème pour les survivants est, dans le cas de disparus en mer, celui du deuil, à faire en l’absence des corps. Les habitants de Ploubazlanec ont inventé un rituel original. Les familles confectionnaient des plaques de bois « En mémoire de » ou « À la mémoire de » où ils inscrivaient le nom, les renseignements biographiques et les détails de la disparition de leur cher décédé, avec souvent une couronne. Elles étaient ensuite apposées sur un mur du cimetière, nommé à la suite de cette coutume « Mur des disparus en mer ». On trouve des plaques de marbre dans la chapelle Notre-Dame des marins à Erquy, mais à ma connaissance rien ne ressemble au Mur des Disparus en mer de Ploubazlanec.

Mur des Disparus de Ploubazlanec

Suite à divers épisodes, seuls restent visibles quelques-unes de ces plaques, sous le porche de la chapelle de Perros-Hamon, sur la route de Pors-Even. Lors d’une visite au village, j’en ai photographié la plupart et j’entreprends ici d’en étudier l’écriture. Ce qui suit n’est qu’une série d’hypothèses qui demandent à être confirmées par des personnes ayant plus de connaissances que celles que j’ai pu rassemble sur ce dossier, ainsi que par l’analyse de documents : la fabrication de ces mémoires a bien dû laisser des traces dans les archives.

Je m’intéresserai d’abord au support des mémoires. Premier point, ceux du xixe siècle sont en bois. On peut s’interroger sur ce fait. Il n’a rien d’étonnant dans la mesure où, sur les cartes postales anciennes, on peut remarquer que les croix du cimetière elles-mêmes sont en bois. Nous verrons que deux de ces croix sont conservées à Perros-Hamon. Le choix de ce matériau n’est pas indifférent. D’abord, pour la plupart des familles qui sont pauvres, le bois est un choix convenant à leurs possibilités financières, la pierre – le granit, sans même parler du marbre – étant hors de leur portée financière. Et, plus important, le bois est celui dans lequel sont faits les bateaux. Et il est bien facile à un charpentier de marine de réaliser une croix assez travaillée comme celles que l’on voit sur les cartes postales du mur des disparus de Ploubazlanec. La pierre ne permettrait d’ailleurs pas de réaliser de telles décorations.

D’un autre point de vue, notons que tous les mémoires sont peints. Le bois n’est jamais laissé brut.

La forme elle-même est assez travaillée : découpage soigné, rebord mouluré. De plus y est souvent collée une sorte de boîte octogonale, dont les bords sont ou non égaux. Elle était destinée à recevoir une couronne de fils métalliques et de perles comme on en faisait à l’époque, voire en fleurs artificielles, avec ou sans inscription. Certaines de ces dernières étaient aussi simplement apposées contre le mur.

Venons-en à l’écriture. Commençons par les deux croix que j'ai déjà mentionnées.

Croix Poens 1

 

Croiox Poens 2

 

Plusieurs éléments les rassemblent et nous font penser qu’elles appartiennent au même ensemble : deux écritures blanches sur une croix noire dont les extrémités sont également blanches ; l’appartenance des deux défunts à la même famille, Poëns ; la même formule de début : « Ici repose le corps de… ». Sans doute les deux croix datent-elles toutes les deux des années 1850, même si celle de Sylvestre n’est pas datée, alors que celle de Jean-Marie est de 1854.

Comme l’indique la formule liminaire « Ici repose le corps de… », il ne s’agit pas de mémoires, mais de croix qui se trouvaient dans le cimetière qui entourait la chapelle de Perros-Hamon. En 1909 quand le cimetière et l’ossuaire ont été rasés, ces croix ont été conservées, parce que c’était des notables, l’un d’eux fut maire d’une commune voisine. Elles furent suspendues sous le porche de la chapelle. Le cimetière n’a jamais été désaffecté et pendant  des années les bénévoles qui nettoyaient le terrain autour de la chapelle ont trouvé des restes qui furent placés dans l’ossuaire du bourg.

En ce qui concerne l’écriture elle-même, celle de la croix de Sylvestre Poëns est très maladroite : formes très gauches (voir le C), absence de la ligne de base sur laquelle les lettres doivent reposer, ce qui a pour effet de les faire « danser » ; minuscule (y) au milieu des majuscules car sans doute la forme capitale de cette lettre n’est pas connue du peintre puisqu’elle n’était pas enseignée à l’époque ; absence d’empattements (les petits triangles au bout des lettres). Ces détails me conduisent à imaginer que c’est la famille elle-même qui a réalisé la croix et écrit le nom de son défunt, ce qui ne va pas sans  distiller une certaine émotion. Au contraire la croix de Jean-Marie, malgré quelques erreurs, comme le point sur le I majuscule, montre une maîtrise loin d’être parfaite mais réelle : les lettres ne dansent plus et les empattements sont bien en place. Une main plus éclairée, sinon professionnelle, semble à l’œuvre.

Pour en venir aux mémoires, plusieurs d'entre eux utilisent les majuscules, de manière tout à fait maîtrisée, comme celui de Vincent Dauphin.

Mémoiore de Vincent Dauphin

 

Ou celui de la famille Bré, très originale. L’originalité tient à plusieurs points d’abord elle n’utilise que des capitales latines ; ces dernières sont plus ou moins bien dessinées, ne se ressemblent pas nécessairement d’une occurrence à l’autre. Mais il faut regarder de près pour le voir car l’ensemble donne une forte impression de cohérence. Seconde rareté, les lettres sont claires sur un fond noir. Troisième point, les lettres sont étroites et serrées.

Mémoire de la famille Bré

 

Je voudrais maintenant étudier un type particulier d’écriture, celle des mémoires de Sylvestre Bernard, François Floury, Jean-Louis Floury et Guillaume Hervé, étagés entre 1867 et 1884.

Mémoire de Sylvestre Bernard

 

Mémoire de François Floury

 

Mémoire de Jean-Louis Floury

 

Ils se ressemblent sur un certain nombre de points. Au premier rang, le fait que le nom de famille de celui qui est honoré, est écrit dans un caractère différent du reste de l’inscription. Les trois derniers le sont précisément un type de police dont les empattements sont de la même épaisseur que les lettres elles-mêmes. On appelle cette sorte de caractères des mécanes ou égyptiennes. Le nom de Sylvestre Bernard est, lui, réalisé dans une police sans empattement, dite linéale, mais aussi d’une graisse importante, et différente également de celle du mémoire, de manière à le mettre en valeur.

H de Hervé     E de Bernard

D’autres éléments caractérisent ces caractères. Nous nous concentrerons sur le mémoire de Guillaume Hervé, que nous pensons être un aboutissement, car l’écriture y montre une élégance certaine, le module n'étant pas presque rond comme sur les trois autres, mais fortement ovale.

Mémoire de Guillaume Hervé

 

Commençons par le m et le n. On distingue nettement que ces lettres sont formées à l’aide de pochoirs, l’un pour le fût, les autres pour les arches. On note que la jonction est aléatoire, les arches touchent, ou pas, le fût, et se touchent ou pas, entre elles. Il en est de même en ce qui concerne le r.

m de Hervé     n de Hervé

 

r de Hervé     r de Hervé

 

Il faut imaginer, pour le o par exemple, une plaque de métal ou de carton de cette forme, le noir plein et le blanc vide. Les deux parties sont ensuite reliées par des déliés faits au pinceaux (dont le nom technique est ponts).

o de Hervé    pochoir du o de Hervé

 

Le u est construit exactement comme le n mais à l’envers, ce qui est une erreur sur le plan typographique mais n’enlève rien à l’élégance.

u de Hervé

Les ascendantes (b, d, h) et les descendantes (p, q) sont construites sur le pochoir du l, original en ce qu’il manque la partie gauche de l’empattement inférieur. Ceci s’explique sans doute par le fait que le tracé est fait d’un seul trait, à la main, en un geste qui n’est pas typographique, mais calligraphique, réalisé avec un instrument comme un pinceau plat sur le métal ou le carton du pochoir, avant d’être découpé.

 

d de Hervé     b de Hervé

 

l de Hervé     ductus du l de Hervé

Ainsi ce que nous avons considéré jusqu’à présent comme des erreurs s’explique par la prégnance du tracé manuel. Les erreurs n’en sont pas, elles naissent de la main et contribuent donc à l’émotion qui naît de la lettre elle-même. Le d, le p et même le b sont réalisés en utilisant systématiquement le pochoir du l comme fût, quand bien même, dans le cas du b, l’empattement du bas vient se mêler à la panse de manière un peu gênante (l'empattement bas du f montre la même « erreur »). La moitié du pochoir du o et des ponts forment les panses.L’ensemble est très beau et, par les erreurs mêmes, d’une rare élégance.

Nous retrouvons ces éléments dans différents mémoires, parfois très éloignés dans le temps, la méthode de réalisation et jusqu’au matériau de base employé. Pour ne parler que du m, aux arches séparées du fût, nous les retrouvons sur les mémoires d’Auguste Menguy, d’Ollivier Brouder, Jean Le Troquer, Yves Le Goaster, mais aussi celui de Louis Rousseau (photographie), Pierre Castel (carte postale), et de Jacques et Jean Kerbiguet et Noël Joseph Le Roux (pierre gravée). D’autres éléments comme le g dont la panse inférieure ne touche pas la boucle supérieure, sont présents dans plusieurs de ces mémoires. 

 

g de Hervé

 

Dans le mémoire de Vincent Dauphin même nous retrouvons, sur la dernière ligne en italique, certains éléments caractéristiques, comme le ductus du l dans le fût du p minuscule et aussi dans celui du P. Le Q aussi ressemble beaucoup avec la queue proche d’une tilde.

Deux signes retiendront plus particulièrement notre attention : le 4 et les accents grave et aigu.

4 de Hervé     accents de Hervé

Leur forme est étrange et tout à fait inhabituelle. Il me semble que le 4 est formé de trois clous, et il faut comprendre que ce sont ceux de la croix, symbole de souffrance. Dès lors il est facile d’interpréter les accents, qui ressemblent à des épines de roses comme les épines justement de la couronne du Christ, autre symbole chrétien de douleur évidemment relié au premier. On retrouve ce 4 sur le mémoire de Jean-Louis Floury ainsi que, avec les accents-épines, sur ceux des boîtes à crâne de 1890 (mais cette fois le petit clou du bas est inversé, pointe en haut).
Une mention spéciale pour le a et le g, très originaux et élégants.

Doit-on conclure qu’un seul artisan est présent de 1867 à 1921 ? Non, en dehors des ressemblances la différence entre les lettrages est assez nette. Les supports ne sont pas forcément les mêmes. Ce ne peut pas être le même artisan qui a peint au pochoir sur des mémoires en bois et gravé des lettres dans la pierre. D’ailleurs sur le bois, la technique du pochoir n’est pas toujours utilisée : sur le mémoire d’Auguste Menguy les lettres me semblent peintes directement à la main, sans recours à cette technique.

Voici l’hypothèse que je propose : des années 1860 aux années 1890 un artisan peintre en lettres, calligraphe plus que typographe, peignit les mémoires d’un certain nombre de marins disparus en mer, ainsi que, des boîtes à crâne de l’ossuaire. Il travaillait sans doute pour une entreprise de pompes funèbres, dont il ne doit pas être impossible de découvrir où elle était située, sans doute à Ploubazlanec, plus probablement à Paimpol. Il établit un certain nombre de standards dans la structure des lettres, dont certaines furent imitées jusque dans les années 1920, et peut-être au-delà.

Allons plus loin, dans l’étude et dans la géographie. À Ouessant une autre coutume conserve la mémoire des marins perdus en mer. La proëlla est en effet un rite funéraire, attesté sur l’île depuis 1734 et abandonné seulement dans les années 1960. Il s’agit d’un service remplaçant celui dont n’a pu bénéficier un marin ayant péri en mer. Lors de la cérémonie, réservée aux intimes du défunt, une petite croix, de bois d’abord, puis de cire, symbolisait son corps, durant la veillée funèbre. On l’appelait la proëlla, terme désignant à la fois la croix qui remplaçait le disparu et la cérémonie funèbre elle-même. On veillait la croix avant de la porter en procession à l’église. Après l’office, on plaçait la proëlla dans une urne de bois, près de l’autel du Rosaire. Lorsque l’urne était pleine de croix (ou bien, selon d’autres versions, le 1er novembre), on la portait au cimetière, en procession. Depuis 1868, un petit mausolée y accueille toutes ces urnes. 

Ce qui m’intéresse est justement la plaque du petit cénotaphe. Dans les lettres gravées je crois reconnaître certains traits du mémoire de Guillaume Hervé : m, n et r qui gardent dans leur tracé quelque chose du pochoir. Dessin du o très proche. Les majuscules surtout sont quasi identiques. Existe-t-il en Bretagne un modèle relié au souvenir des marins perdus en mer ? Ou plus globalement à l’évocation de la mort ?

 

Proella

 

J’arrive au bout de cette étude très rapide, et j’ai bien conscience que, si les études de lettres auxquelles je me suis livré sont solides, les hypothèses que j’ai formulées sont toutes d’une grande fragilité. Il faudrait pour les fonder en vérité étudier les documents relatifs à la vie dans la région de Paimpol dans la seconde moitié du xixe siècle.

J’espère en tout cas avoir réussi à faire sentir à travers l’étude de leur écriture à quel point j’ai été fasciné et touché par ces documents qui, nés du deuil et de la souffrance, les ont exprimés d’une manière ritualisée pour arriver jusqu’à nous dans des formes esthétiques, élégantes et belles parfois de leur imperfection même. 

 


 

Particulièrement touché par cette beauté (et, n'étant pas Breton, il faudra bien un jour que je me demande pourquoi), j'ai ressenti le désir de créer une police de caractère à partir du mémoire de Guillaume Hervé, en travaillant aussi à partir des autres, voire des boîtes à crânes, auxquelles j'ai emprunté quelques formes, de chiffres en particulier.

La difficulté a été de décider quelles particularités il fallait conserver ou pas (j'ai ainsi conservé le point sur le I majuscule, mais j'ai supprimé l'empattement du bas du b, très maladroit), jusqu'où il fallait en exagérer d'autres (par exemple la lacune entre le fût du m ou du n et les boucles). Comment aussi transformer un ensemble de majuscules pas toujours cohérent en une « famille » de capitales.

J'ai travaillé en en essayant de tirer mon incompétence technique dans la même direction que les « maladresses » des mémoires.

Toujours est-il que vous trouverez ci-dessous le résultat, auquel je travaille encore, et que vous pouvez télécharger pour en faire ce que vous voudrez (soyez assez gentil pour rappeler le nom du créateur, Michel Balmont).

 

police a_Islande

 

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