Robert McLiam Wilson - La Petite fille aux pierres

 

Je suis absolument incapable de me rappeler quand je l’ai vue pour la première fois. Je n’ai jamais su son nom, je ne l’ai même jamais vue de près. Son visage est restée une esquisse, un griffonnage énigmatique dans la distance. Un visage aigu, une lame de mâchoire et de nez toujours inclinée vers le haut ou vers le bas. C’était un visage semblable à une note de musique ou une annotation typographique. Et, musical ou typographique, chaque trait, chaque ligne de ce visage exprimait une seule et unique chose, une épique et éternelle désapprobation.

Pendant six mois, quand j’avais quinze ou seize ans, j’ai été suivi par une petite fille maigre de onze ou douze ans. Partout où j’allais, il fallait qu’elle soit là, infatigable, incorrigible, une présence sans fin. Plus une maladie chronique qu’une petite fille. Chaque jour. Toute la journée. Six mois de mystère. Toute la moitié d’une effarante année.

La raison pour laquelle elle ne s’approchait jamais était simple ; chaque jour de ces six mois cette étrange petite fille m’a suivi à trente ou quarante mètres. De là elle… eh bien, elle me jetait des pierres.

Elle m’a jeté des pierres pendant six mois. Elle a dû littéralement en jeter des milliers. Parfois je la voyais se baisser en quête de munitions mais à d’autres moments elle semblait quasi nonchalamment pré-équipée. Ce qui signifiait qu’avant de m’avoir trouvé ce jour-là elle avait consacré du temps, des efforts et une passion sérieuse à faire des réserves. Je n’avais jamais compté autant pour qui que ce soit.

Vlan, ziiip, clac. En gros toutes les trente secondes, une pierre giclait dans ma direction. Au fur et à mesure des mois sa précision et sa distance s’améliorèrent (je suis sûr qu’elle développait les muscles d’un lanceur de base-ball) mais sa fréquence diminua. Bientôt ce fut une pierre par minute. Plus tard moins que cela même. Même s’il y eût des hauts et des bas, des flux et des reflux. De soudains déferlements d’un rapide feu de mitraillette et parfois une décrue à un tir plus ou moins toutes les cinq minutes.

Elle ne m’a presque jamais touché. Et, après un ou deux mois, elle était devenue si mortellement précise que je ne pouvais m’empêcher de penser que ce devait être intentionnel. Parfois ça tapait proche à faire peur (surtout quand elle était agacée). Les garçons de seize ans auxquels des petites filles de onze ans jettent des pierres ne peuvent rien y faire. Il n’est juste pas possible de les poursuivre et de les cogner. Quand on a deux ou trois fois crié son exaspération et fait semblant de leur courir après histoire de les secouer un peu, on n’a plus qu’à laisser tomber et à se résigner. Il ne reste plus qu’à supporter, endurer. Les mauvais jours je me sentais comme un malheureux conscrit de la Somme sous le barrage permanent de son inexplicable artillerie.

Peu à peu je compris ses humeurs. Elles étaient facilement mesurables. Je pouvais lire les secrets de son cœur dans la taille, la vitesse et la précision de ses projectiles. Durant notre merdique petite guerre civile, tous les enfants nord-irlandais ont appris à jeter des pierres. C’était une forme d’expression politique et d’affirmation civique. Mais même à ce point de vue-là cette petite fille s’était entraînée à quelque chose de vraiment spécial. Je le sais parce que chaque fois que je parlais à une vraie fille, ma fidèle petite caillasseuse montrait à quel point elle savait bien viser. J’ai cessé de parler aux filles au bout des deux ou trois premières semaines.

Le groupe de mes amis et de mes relations donnait dans la moquerie (mais elle était trop jeune pour que ça devienne vulgaire, même pour des adolescents). La dérision restait discrète, car si elle s’en rendait compte son tir se mettait à faire mouche. Deux ou trois d’entre eux se lancèrent à sa poursuite, mais elle était rapide comme l’éclair et absolument infatigable, cette enfant implacable. Ils faisaient des hypothèses aussi. C’était une enfant naturelle que je n’avais pas reconnue (elle avait quatre ou cinq ans de moins que moi). C’était une cousine irlandaise éloignée de Lee Harvey Oswald. C’était la sœur d’une fille que j’avais offensée de manière cavalière (je suis à peu près sûr que j’étais encore puceau à ce moment-là). Et, bien sûr, elle était secrètement amoureuse de moi.

Est-il possible que le cœur de celle qui me harcelait à coup de pierres ait abrité de tendres sentiments à mon égard ? Tout est possible et, bien sûr, le fait que les filles de Belfast expriment leurs sentiments par des actes de violence ouverte n’avait rien de nouveau pour moi. Mais je pense qu’il n’y avait là aucune passion secrète. Juste une passion aucunement secrète. Ce que je voyais de ce visage dans la brume de la distance montrait sans erreur possible une dévotion pour l’acte de me jeter des pierres. C’était la vraie étincelle de ce petit cœur de silex et de passion.

Au bout d’un moment mes amis se tirèrent tant cette lapidation permanente devenait pénible. Ça se mettait en travers de pas mal de trucs, en fait globalement de tous les trucs. À la fin il ne restait quasiment plus que moi et elle, errant désespérément au travers d’une succession de sinistres zones résidentielles en béton. Moi et mon ombre sociopathe. Au soleil et sous la pluie, dans la lumière et l’obscurité.

Parfois il m’arrivait d’essayer de discuter avec elle. Je tentais en vain de l’approcher (elle reculait toujours de façon à maintenir sa distance favorite) et je criais vers elle, essayant de faire en sorte que les mots que je hurlais paraissent aussi gentils et raisonnables que possible. Elle n’a jamais rien dit. Son silence était aussi inexorable que chaque composante de son extraordinaire poursuite. Je commençais à avoir l’impression que je me trouvais à l’intérieur d’une bizarre nouvelle japonaise (je lisais beaucoup).

Un jour elle n’est juste plus venue. Quand finalement elle fut partie, il me fallut un moment pour comprendre à quel point elle me manquait. Et encore un peu plus longtemps pour réaliser à quel point elle me plaisait, et plus longtemps encore pour saisir l’étendue de mon admiration. Aristote lui-même a dit que « les formes essentielles de la beauté sont l’ordre, la symétrie et la netteté ». Putain de correct, mec. La netteté. Je n’ai jamais vu quelque chose ou quelqu’un de plus catégorique que ce malveillant moineau de petite fille. Personne de si absolu et non ambigu. Aucun malentendu possible à son sujet. Elle était ce que l’individualité pense seulement être, tard le soir quand elle a trop bu.

Je n’ai jamais depuis vécu une semaine sans penser à elle. Je la vois encore maintenant, jamais plus proche que de l’autre côté de la rue, méchant mais fidèle bonhomme fil-de-fer, intrépide, mystérieux et absolument superbe. Aujourd’hui ce doit être une matrone irlandaise, prolétaire aux hanches larges (et à l’évidence épiquement querelleuse). Mais elle sera toujours pour moi un éclat de dédain de douze ans. Et probablement la plus grande petite fille qu’il y eût jamais.

Je suis resté fidèle à la plus étrange part de notre histoire commune, de notre long et étrange moment. Parce que jamais une seule fois, ni maintenant ni à l’époque, je ne me suis demandé pourquoi cette sombre et bizarre petite fille passait son temps à me jeter des pierres. Pas une seule fois. Parce que cela faisait partie de son immensité, de sa splendeur silencieuse. Elle a fait en sorte qu’une telle question paraisse totalement injustifiée, d’une vulgarité impardonnable. C’était le feu, la terre, le vent, cette fille. On ne peut pas questionner les éléments.

Robert McLiam Wilson

 
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