Paul Lynch - Faller et Ranty

 

 

Dans Ciel rouge au Matin, Paul Lynch raconte l’histoire de Coll Coyle, métayer irlandais qui, en 1832, tue accidentellement le propriétaire qui voulait le chasser de sa ferme. Il est pourchassé par John Faller, l’intendant du domaine, assassin froid et rationnel accompagné de deux hommes de main. Coyle s’est réfugié un temps chez un vieil homme nommé Ranty. Il en est parti quand ses poursuivants y arrivent.

 

– Faites comme chez vous, vieil homme. Asseyez-vous.

Faller prit la chaise près de la table et Ranty fit ce qu’on lui disait, saisissant la seconde chaise de toute la lenteur de ses os. La gorge serrée et les yeux fixés sur l’homme en face de lui qui se tenait très droit sur son siège.

À peine assez de lumière dans la pièce pour y voir. Ranty plissa ses yeux pour distinguer Macken dans l’ombre près de la porte, apercevant tout juste l’œil unique de l’homme fixé sur lui et, à contrejour près de la fenêtre, se tenait l’autre, dont le corps bloquait le peu de lumière qu’il y avait, l’homme qu’il ne connaissait pas, les bras croisés sous un chapeau de castor porté bas sur le front.

Faller était assis et regardait Ranty, la langue pressée contre sa lèvre inférieure. Puis il se frotta la moustache, qui tombait longue sur sa bouche, et sourit.

– Est-ce que vous savez, vieil homme que les Irlandais n’ont jamais fondé de ville ? Jamais fondé de ville. Je parie que vous ne le saviez pas. Pourtant c’est la vérité. Les Danois et les Normands sont venus ici et ils ont coupé vos forêts. Et c’est dans ces clairières qu’ils ont fondé chacune des villes irlandaises actuelles. Ils ont dû les construire eux-mêmes. Dublin, Wexford, Wicklow, Limerick, Cork. C’est les Danois qu’il faut remercier pour tout ça. Peut-être que vous n’y êtes jamais allé, figé que vous êtes comme un vieux rocher au sommet de votre colline. Mais je peux vous assurer, vieil homme, que les Danois ont fait du bon boulot. Dublin surtout.

– Tu es allé à Dublin, Macken, non ? Tu peux témoigner que c’est une belle ville ?

L’homme près de la porte grogna puis marcha vers le feu et cracha dedans. Les yeux de Faller dansant maintenant et sa langue pressée contre sa lèvre inférieure et quand il parla sa voix vibrait d’amusement.

– Les Danois et les Normands, ils ont aussi construit vos routes. Les Irlandais n’ont jamais même été foutus de tracer une route. Vous imaginez ça. Des milliers d’années à vous traîner dans la pluie et dans la boue, d’un coin à l’autre, et retour, sans cesse, les pieds nus, jusqu’aux genoux dans la merde de vache. Il devait en falloir du temps pour se déplacer sur vos chemins grossiers. Et pas un d’entre vous n’a eu au moins une fois l’idée de construire une route. Il a fallu vous aider pour ça aussi, non ?

Faller se retourna vers le jeune homme près de la fenêtre et lui commanda de sortir vers les chevaux et de lui rapporter la corde. La pièce s’éclaira. Puis il se tourna et regarda le vieil homme.

– Pas que vous ayez été trop doué pour bâtir non plus. Vous viviez dans vos cabanes d’argile et de branchages. Vous avez vécu comme ça pendant des milliers d’années. Mais on peut difficilement appeler ça vivre, hein, vieil homme ? Il a fallu qu’on vous montre comment installer un toit correct au-dessus de votre tête. Ce que je veux dire par tout ça, c’est que vous aviez besoin d’être tutorés.

Faller se leva de sa chaise et se pencha sur le feu. Il saisit le tisonnier, poignarda une motte de tourbe et, tendant les mains vers la flamme, il les frotta lentement.

– Quand on y pense, vieil homme, on est bien obligé de se demander ce que vous autres Irlandais avez foutu toutes ces années. Réfléchissez : dans quel état seriez-vous si on vous avait laissé vous débrouiller tout seuls ? Il va vraiment falloir que vous preniez la peine d’y penser. Réfléchissez au progrès des petits conforts de la vie. Bon. Je vais vous le dire, moi, où vous en seriez, vieil homme. Debout sous la pluie, enfoncés jusqu’aux aisselles dans la merde de vache. Et le monde occupé à vous pisser sur la tête. Terrés au fond de vos forêts froides et humides. Contorsionnés dans vos huttes de bois minuscules. Passant le temps à vous voler le bétail entre vous et à vous entretuer pour régler vos comptes. Ce n’est pas ce que vous appelleriez la civilisation, hein, vieil homme ? Non. Je ne pense pas.

Gillen revint et ferma la porte et alla jusqu’à la fenêtre où son corps masqua la lumière. Faller fixa les yeux chassieux de Ranty, vit que la lumière qui les animait maintenant n’était plus l’anxiété qu’il y avait vue auparavant, il vit que c’était de la terreur, et il contempla le vieil homme qui se frottait nerveusement les mains sous la table. Il se rassit sur la chaise et sa voix devint un murmure. Il se pencha presque à toucher le vieil homme, comme pour le faire bénéficier d’une confidence.

– Entre nous, je me fiche pas mal de tout ça. Mais vous saisissez l’idée. Ce que je dis, c’est qu’il a toujours fallu vous venir en aide. Vous avez toujours eu besoin d’être tutorés. Et vous savez quoi, vieil homme ? C’est pour ça que je suis là. Je suis là pour vous venir en aide. Pour être votre tuteur. Pour vous montrer ce que sont les choses.

Faller appela Gillen et lui prit la corde des mains et la posa sur la table. Seul le travail du feu rompait le silence de la pièce. Ranty tourna son visage vers le regard de Faller et força une toux dans sa main. Puis il parla d’une voix tranquille.

– C’est quoi tout ce baratin ? T’es autant de ce coin que n’importe qui. Pas une goutte de sang étranger dans tes veines.

Faller posa ses mains à plat sur la table et se pencha vers Ranty.

– Je ne suis pas comme vous, dit-il.

Il leva un long doigt, s’en frappa le front et le dressa dans l’air.

– Je ne pense pas comme vous.

Il se leva et se tourna vers ses hommes.

– Laissez-moi quelques instants seul avec ce vieil homme. Je vais l’aider à comprendre ce que j’entends par tutorat.

 

NB : Ce qu’affirme Faller est une contre-vérité historique. Au haut Moyen Age, avant l’arrivée des Vikings, l’Irlande était un pays de grande civilisation : l’on y venait de toute l’Europe pour étudier dans ses monastères, et elle en fondait sur tout le continent. Il y existait des routes bien entretenues et, si les villes nommées furent effectivement fondées par les Danois (à l’exception de Cork toutefois), les sites où elles se dressent étaient depuis longtemps occupés par les Irlandais.

 
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