Raymond Carver - Cathédrale

 

Cet aveugle, un vieil ami de ma femme, il arrivait pour passer la soirée. Sa femme était morte. Alors il allait visiter des parents de sa femme morte dans le Connecticut. Il a appelé ma femme de chez sa belle-famille. Ils ont pris des dispositions. Il viendrait en train, un voyage de cinq heures, et ma femme le retrouverait à la gare. Elle ne l’avait pas revu depuis qu’elle avait travaillé pour lui, un été à Seattle dix ans plus tôt. Mais elle et l’aveugle étaient restés en contact. Ils faisaient des cassettes et se les envoyaient par retour de courrier. Je n’étais pas très chaud pour cette visite. Ce n’était pas quelqu’un que je connaissais. Et qu’il soit aveugle, ça m’embêtait. Mon idée des aveugles venait des films. Dans les films, les aveugles se déplaçaient lentement et ne riaient jamais. Parfois ils étaient guidés par des chiens d’aveugle. Un aveugle dans ma maison n’était pas quelque chose dont j’avais envie.

Cet été-là à Seattle, elle avait eu besoin d’un boulot. Elle n’avait pas d’argent. L’homme qu’elle allait épouser à la fin de l’été était dans une école d’officiers. Il n’avait pas d’argent lui non plus. Mais elle était amoureuse de ce gars, et il était amoureux d’elle, etc. Elle avait vu quelque chose dans le journal : Offre d’emploi – Lecture à un aveugle, et un numéro de téléphone. Elle avait appelé, s’était présentée et avait été engagée sur le champ. Elle avait travaillé pour cet aveugle tout l’été. Elle lui lisait des trucs, des études de cas, des rapports, cette sorte de choses. Elle l’avait aidé à organiser son petit bureau dans le département des affaires sociales du comté. Ils étaient devenus de bons amis, ma femme et l’aveugle. Comment je sais tout ça ? Elle me l’a raconté. Et elle m’a raconté autre chose. À son dernier jour au bureau, l’aveugle lui avait demandé s’il pouvait toucher son visage. Elle avait été d’accord. Elle m’a dit qu’il avait passé ses doigts sur chaque partie de son visage, son nez, même son cou ! Elle n’a jamais oublié ça. Elle a même essayé d’écrire un poème à ce sujet. Elle était toujours en train d’essayer d’écrire un poème. Elle écrivait un poème ou deux chaque année, en général après un événement vraiment important pour elle.

Quand nous avons commencé à sortir ensemble, elle m’a montré le poème. Dans le poème, elle se rappelait ses doigts et la manière dont ils avaient parcouru son visage. Dans le poème, elle parlait de ce qu’elle avait ressenti en ce moment, de ce qui lui avait traversé l’esprit quand l’aveugle avait touché son nez et ses lèvres. Je me souviens que je n’avais pas trouvé ce poème génial. Bien sûr, je ne le lui ai pas dit. C’est peut-être que je ne comprends pas la poésie. J’admets que ce n’est pas la première chose qui me tombe sous la main quand je cherche quelque chose à lire.

Bref, le premier homme qui avait connu ses faveurs, le futur officier, c’était son amour d’enfance. Bon d’accord. Ce que je dis, c’est qu’à la fin de l’été elle a laissé l’aveugle passer ses mains sur son visage, lui a dit au revoir, a épousé son amour d’enfance etc., qui était maintenant un officier et elle est partie de Seattle. Mais ils sont restés en contact, elle et l’aveugle. Elle a repris contact après une année et quelque. Elle l’a appelé d’une base de l’Air Force dans l’Alabama. Elle voulait parler. Ils ont parlé. Il lui a demandé de lui envoyer une cassette où elle lui parlerait de sa vie. Elle l’a fait. Elle a envoyé la cassette. Sur la cassette, elle parlait à l’aveugle de son mari et de leur vie commune dans l’armée. Elle dit à l’aveugle qu’elle aimait son mari, mais qu’elle n’aimait pas où elle vivait et qu’elle n’aimait pas qu’il joue un rôle dans ce truc militaire industriel. Elle a dit à l’aveugle qu’elle avait écrit un poème et qu’il était dedans. Elle lui a dit qu’elle écrivait un poème sur ce que c’était que d’être la femme d’un officier de l’Air Force. Le poème n’était pas encore fini. Elle était encore en train de l’écrire. L’aveugle a fait une cassette. Il lui a envoyé la cassette. Elle a fait une cassette. Ça a duré des années. L’officier de ma femme était déplacé sur une base, puis sur une autre. Elle a envoyé des cassettes de Moody AFB, McGuire, McConnell, et finalement Travis, près de Sacramento, où un soir elle s’est sentie seule et coupée des gens qu’elle ne cessait de perdre dans cette vie de déménagements incessants. Elle a fini par ressentir l’impression qu’elle ne pouvait pas continuer ainsi. Elle est rentrée et a avalé toutes les pilules et les capsules dans l’armoire à pharmacie. Puis elle a pris un bain chaud et s’est évanouie.

Mais au lieu de mourir, elle a été malade. Elle a vomi. Son officier (pourquoi devrait-il avoir un nom ? Il était son amour d’enfance, et qu’est-ce qu’il veut de plus ?) est rentré à la maison de quelque part, l’a trouvée, et a appelé une ambulance. Plus tard elle a mis tout ça sur une cassette et a envoyé la cassette à l’aveugle. D’année en année, elle a mis toute sorte de trucs sur les cassettes et a envoyé les cassettes en quatrième vitesse. En plus d’écrire un poème par an, je pense que c’était son grand truc pour décompresser. Sur une cassette, elle lui disait qu’elle avait décidé de vivre séparée de son officier pour un temps. Sur une autre cassette, elle lui parlait de son divorce. Elle et moi avons commencé à sortir ensemble et, bien sûr, elle a raconté ça à l’aveugle. Elle lui racontait tout, ou du moins c’est l’impression que j’avais. Une fois elle m’a demandé si je voulais écouter la dernière cassette de l’aveugle. C’était il y a un an, j’étais sur la cassette, elle a dit. Alors j’ai dit d’accord, j’aimerais l’écouter. Je suis allé nous chercher des boissons et nous nous sommes installés dans le salon. Nous nous sommes préparés à écouter. D’abord elle a mis la cassette dans le magnétophone et a réglé quelques boutons. Puis elle a poussé un levier. La cassette a couiné et quelqu’un a commencé à parler avec une voix forte. Elle a baissé le volume. Après quelques minutes de bavardages sans conséquences, j’ai entendu mon propre nom dans la bouche de cet étranger, cet aveugle que je ne connaissais même pas ! Et puis ceci : D’après tout ce que tu m’as dit à propos de lui, je peux seulement conclure… Mais nous avons été interrompus, un coup frappé à la porte, quelque chose, et nous ne sommes jamais revenus à la cassette. Peut-être que c’était aussi bien. J’avais entendu tout ce que je voulais.

Et maintenant ce même aveugle venait dormir dans ma maison.

– Peut-être que je pourrais l’emmener au bowling, j’ai dit à ma femme. Elle était sur l’égouttoir en train de couper des pommes de terre en fines tranches pour les faire rissoler. Elle a posé le couteau qu’elle avait à la main et s’est retournée.

– Si tu m’aimes, elle a dit, tu peux faire ça pour moi. Si tu ne m’aimes pas, bon. Mais si tu avais un ami, n’importe quel ami, et qu’il te rendait visite, je ferais en sorte qu’il se sente bien. Elle a essuyé ses mains avec le torchon à vaisselle.

– Je n’ai aucun ami aveugle, j’ai dit.

– Tu n’as aucun ami, elle a dit. Point. De plus, elle a dit, nom de Dieu, sa femme vient de mourir ! Ne comprends-tu pas ça ? Cet homme a perdu sa femme.

Je n’ai pas répondu. Elle m’avait un peu parlé de la femme de l’aveugle. Elle s’appelait Beulah. C’est un nom de femme de couleur.

– Est-ce que sa femme était noire ?

– Es-tu fou ? a dit ma femme. Tu es devenu dingue ou quoi. Elle a pris une pomme de terre. Je l’ai vue tomber sur le sol et rouler sous la cuisinière. Qu’est-ce qui ne va pas avec toi ? elle a dit. Es-tu ivre ?

– C’était juste une question, j’ai dit.

Et alors ma femme m’a donné plus de détails que je ne souhaitais en avoir. Je me suis versé à boire et je me suis assis à la table de la cuisine pour écouter. Des morceaux de l’histoire ont commencé à se mettre en place.

Beulah avait commencé à travailler pour l’aveugle l’été après que ma femme eut cessé de travaillé pour lui. Assez vite Beulah et l’aveugle se sont mariés au temple. C’était un petit mariage – pour commencer qui aurait voulu aller à un mariage pareil ? Juste eux deux, le pasteur et la femme du pasteur. Mais c’était un mariage religieux quand même. C’était ce que Beulah avait voulu, il avait dit. Mais même à ce moment Beulah devait déjà avoir le cancer dans ses glandes. Après être restés inséparables pendant huit ans – le mot de ma femme, inséparables – la santé de Beulah à décliné rapidement. Elle est morte dans une chambre d’hôpital de Seattle, l’aveugle assis à côté du lit et lui tenant la main. Ils s’étaient mariés, avaient vécu et travaillé ensemble, dormi ensemble – fait l’amour, bien sûr – et puis l’aveugle avait dû l’enterrer. Tout cela sans qu’il ait jamais vu à quoi sa foutue femme ressemblait. Ça dépassait ma compréhension. En entendant ça, j’ai ressenti un petit peu de peine pour l’aveugle. Et puis je me suis retrouvé à penser quelle vie désolante cette femme avait menée. Imaginez une femme qui ne pouvait jamais se voir comme elle était vue dans les yeux de celui qu’elle aimait. Une femme qui pouvait passer d’un jour à l’autre sans jamais recevoir le plus petit compliment de son aimé. Une femme dont le mari ne pouvait jamais lire l’expression du visage, que cela soit la tristesse ou la gaité. Quelqu’un qui pouvait se maquiller ou non – quelle différence pour lui ? Elle pouvait, si elle voulait, porter du fard à paupières vert autour d’un seul œil, une épingle dans la narine, un pantalon jaune et des chaussures rouges, pas de problème. Et puis glisser dans la mort, la main de l’aveugle sur sa main, des larmes coulant de ses yeux aveugles – ça c’est moi qui l’imagine – sa dernière pensée a peut-être été ça : il n’a jamais même su à quoi elle ressemblait, et elle était dans un express vers la tombe. Il resta à Robert une petite police d’assurance et la moitié d’une pièce mexicaine de vingt pesos. L’autre moitié est partie dans le cercueil avec elle. Pathétique.

Quand le moment est venu, ma femme est allée le chercher à la gare. Comme je n’avais rien d’autre à faire qu’attendre – et bien sûr que je lui en voulais – j’ai pris un verre, et je regardais la télé quand j’ai entendu la voiture tourner dans l’allée. Je me suis levé du canapé et je suis allé jeter un coup d’œil à la fenêtre.

J’ai vu ma femme rire en garant la voiture. Je l’ai vu sortir de la voiture et fermer la porte. Elle avait toujours le sourire. Complètement sidérant. Elle est allée de l’autre côté de la voiture où l’aveugle commençait déjà à sortir. Cet aveugle, imaginez ça, il portait une grande barbe ! Un aveugle avec une barbe ! C’est trop, je dis. L’aveugle s’est penché vers le siège arrière et tiré une valise.Ma femme a pris son bras, a fermé la porte de la voiture et, parlant tout le temps, l’a guidé dans l’allée et lui a fait monter les marches vers la porte d’entrée. J’ai éteint la télé, rincé le verre, essuyé mes mains. Puis je suis allé à la porte.

Ma femme a dit : Je te présente Robert. Robert, voici mon mari. Je t’ai parlé de lui. Elle rayonnait. Elle tenait l’aveugle par la manche de son manteau.

L’aveugle a posé sa valise et sa main s’est tendue.

Je l’ai prise. Il a serré ma main fort, l’a tenue, et puis l’a lâchée.

– C’est comme si je te connaissais déjà, a-t-il tonné.

– Pareil, j’ai dit. Je ne savais pas trop quoi dire d’autre. Puis j’ai dit : Bienvenue. J’ai beaucoup entendu parler de toi.

Nous avons commencé à nous déplacer, en petit groupe, de la porte d’entrée jusque dans le salon, ma femme le guidant par le bras. L’aveugle portait sa valise dans l’autre main. Ma femme disait des choses comme : À ta gauche là, Robert. C’est bon. Maintenant gaffe, il y a une chaise. C’est ça. Assieds-toi. C’est le canapé. Nous avons acheté ce canapé il y a à peine deux semaines.

J’ai commencé à dire quelque chose à propos du vieux canapé. J’avais aimé ce vieux canapé. Mais je n’ai rien dit. Puis j’ai voulu dire quelque chose d’autre, pour faire la conversation, à propos de la route panoramique le long de l’Hudson. Comment en allant à New York, il faut s’asseoir à droite dans le train, et en revenant de New York, à gauche.

– Est-ce que ton voyage en train a été agréable ? j’ai dit. De quel côté du train étais-tu assis, au fait ?

– Quelle question, de quel côté ? a dit ma femme. Quelle importance, de quel côté ?

– C’était juste une question, j’ai dit.

– À droite, a dit l’aveugle. Je n’avais pas pris le train depuis quarante ans. Pas depuis que j’étais un gosse. Avec mes parents. Ça faisait longtemps. Je n’avais jamais oublié cette sensation. J’ai de la neige dans la barbe maintenant, il a dit. C’est ce qu’on m’a raconté, du moins. Est-ce que j’ai l’air distingué, ma chère ? a dit l’aveugle.

– Tu as l’air distingué Robert, elle a dit. Robert, elle a dit. Robert, c’est si bon de te voir.

Ma femme a finalement détourné ses yeux de l’aveugle et les a posés sur moi. J’ai eu l’impression qu’elle n’aimait pas ce qu’elle voyait. J’ai haussé les épaules.

Je n’avais jamais rencontré, ou connu personnellement, quelqu’un qui était aveugle. L’homme approchait des cinquante ans, un homme trapu, dégarni, avec des épaules voûtées, comme s’il portait une lourde charge sur le dos. Il portait un pantalon marron, une chemise marron clair, une cravate, une veste de sport. Classe. Il avait aussi une grande barbe. Mais il ne se servait pas d’une canne et ne portait pas de verres fumés. J’avais toujours pensé que les aveugles devaient porter des verres fumés. En fait j’aurais aimé qu’il en porte. À première vue, ses yeux étaient comme ceux de tout le monde. Mais si on regardait de plus près, ils avaient quelque chose de différent. Trop de blanc dans l’iris, pour commencer, et les pupilles semblaient dans ses orbites sans qu’il en ait conscience ou soit capable de l’arrêter. Effrayant. En observant son visage, j’ai vu sa pupille gauche bouger, se tourner vers son nez alors que l’autre faisait un effort pour rester en place. Mais ce n’était qu’un effort, car cet œil vagabondait sans le savoir et sans le vouloir.

J’ai dit : Je vais te préparer à boire. Qu’est-ce qui te plairait ? Nous avons un peu de tout. C’est un de nos passe-temps.

– Mon pote, je suis amateur de Scotch, il a dit assez vite avec sa grosse voix.

– D’accord, j’ai dit. Mon pote ! Bien sûr. Je le savais.

– Il a laissé ses doigts toucher sa valise, qui était posée à côté du canapé. Il prenait ses repères. Je ne lui en voulais pas.

– Je vais la porter dans ta chambre, a dit ma femme.

– Non, ça va, a dit l’aveugle d’une voix forte. Elle peut monter quand je monterai.

– Un peu d’eau avec le Scotch ? j’ai dit.

– Très peu, il a dit.

– Je le savais, j’ai dit.

Il a dit : Un tout petit peu. Vous connaissez Barry Fitzgerald, l’acteur irlandais ? Je suis comme ce gars. Quand je bois de l’eau, je bois de l’eau. Quand je bois du whiskey, je bois du whiskey. Ma femme a ri. L’aveugle a porté sa main sous sa barbe. Il a lentement relevé sa barbe et l’a laissé tomber.

J’ai préparé les boissons, trois grands verres de scotch avec une goutte d’eau dans chacun. Alors nous nous sommes installés confortablement et nous avons parlé des voyages de Robert. D’abord le long vol de la Côte Ouest jusqu’au Connecticut, on a épuisé ce sujet-là. Ensuite du Connecticut jusque chez nous par le train. Nous avons pris un autre verre à propos de cette partie du trajet.

Je me suis souvenu avoir lu quelque part que les aveugles ne fumaient pas parce que, pour ce qu’on peut en savoir, ils ne pouvaient pas voir la fumée qu’ils exhalaient. Je pensais que je savais ça et seulement ça à propos des aveugles. Mais cet aveugle-là fumait sa cigarette jusqu’au filtre et puis il en allumait une autre. Cet aveugle a rempli mon cendrier et ma femme l’a vidé.

Quand nous nous sommes assis à table pour dîner, nous avons bu un autre verre. Ma femme a rempli l’assiette de Robert avec du steak coupé en cubes, des pommes de terre rissolées et de haricots verts. Je lui ai beurré deux tranches de pain. J’ai dit : Voici du pain et du beurre pour toi. J’ai avalé une gorgée de mon verre. Prions maintenant, j’ai dit, et l’aveugle a incliné la tête. Ma femme m’a regardé, bouche bée. Prions pour que le téléphone ne sonne pas et que la nourriture ne refroidisse pas, j’ai dit.

On s’est jeté sur la nourriture. On a mangé tout ce qu’il y avait sur la table. On a mangé comme s’il n’y avait pas de lendemain. On n’a pas parlé. On a mangé. On s’est empiffré. Jusqu’à entamer la table. On a mangé pour de vrai. L’aveugle avait directement repéré sa nourriture, il savait précisément où tout se trouvait sur son assiette. Je le regardais avec admiration manier son couteau et sa fourchette pour choper sa viande. Il avait coupé deux morceaux de viande, fourchetté la viande jusqu’à sa bouche, et après le voilà parti aux pommes de terre rissolées, et après ça les haricots, et puis il avait arraché un gros morceau de pain beurré et mangé tout ça. Il avait fait suivre ça d’un grand verre de lait. Ça n’avait pas l’air de le gêner de se servir de ses doigts une fois de temps en temps.

On a tout fini, y compris une moitié de tarte aux fraises.

Pendant quelques instants nous sommes restés assis comme assommés. La sueur perlait sur nos visages. Enfin nous nous sommes levés de table et nous avons laissé derrière nous les assiettes sales. Nous ne nous sommes pas retournés. Nous sommes passés dans le salon et nous nous sommes de nouveau affalés à nos places. Robert et ma femme se sont assis sur le canapé. J’ai pris le fauteuil. Nous avons pris deux ou trois verres de plus en parlant des principales choses qui nous étaient arrivées les dix dernières années. La plupart du temps j’écoutais. De temps en temps j’intervenais. Je ne voulais pas qu’il pense que j’avais quitté la pièce, et je ne voulais pas qu’elle pense que je me sentais exclu. Ils ont parlé de choses qui leur étaient arrivés – à eux ! – ces dix dernières années. J’attendais en vain d’entendre mon nom sur les douces lèvres de ma femme : Et puis mon cher époux est entré dans la vie – quelque chose dans ce genre. Mais je n’ai rien entendu qui ressemblait à ça. C’était plutôt Robert qui parlait. Robert avait fait un peu de tout, à l’entendre, un touche-à-tout aveugle moyen. Mais plus récemment lui et sa femme avaient tenu une boutique Amway, grâce à laquelle, d’après ce que je comprenais, ils avaient plus ou moins gagné leur vie. L’aveugle était aussi radio amateur. Il a parlé avec sa grosse voix de conversations avec des collègues radio, à Guam, aux Philippines, en Alaska et même à Tahiti. Il disait qu’il aurait eu un tas d’amis là-bas s’il avait voulu visiter ces endroits. De temps en temps il tournait son visage aveugle vers moi, mettait sa main sous sa barbe, me demandait quelque chose. Depuis combien de temps étais-je dans mon travail actuel ? (Trois ans.) Est-ce que j’aimais mon travail ? (Non.) Est-ce que j’allais continuer ainsi ? (Qu’est-ce que je pouvais faire d’autre ?) Finalement, quand j’ai pensé qu’il commençait à fatiguer, je me suis levé et j’ai allumé la télé.

Ma femme m’a lancé un regard de colère. Elle allait à la cuisine faire bouillir de l’eau. Puis elle a regardé l’aveugle et a dit : Robert, est-ce que tu as une télé ?

L’aveugle a dit : Ma chère, j’ai deux télés. J’ai un poste en couleurs et un truc en noir et blanc. C’est drôle, mais quand j’allume la télé, et je l’allume tout le temps, j’allume la télé couleurs. C’est drôle, vous ne trouvez pas ?

Je ne savais pas quoi répondre. Je n’avais absolument rien à répondre à ça. Pas d’idée. Alors j’ai regardé les actualités et essayé d’écouter ce que le présentateur disait.

– Celle-ci est une télé couleurs, a dit l’aveugle. Ne me demandez pas comment, mais je le sais.

– On l’a acheté il y a un petit moment, j’ai dit.

L’aveugle a bu une nouvelle gorgée. Il a soulevé sa barbe, la reniflée, et l’a laissé tomber. Il s’est penché en avant sur le canapé. Il a placé son cendrier sur la table basse, puis amené le briquet à sa cigarette. Il s’est penché en arrière sur le canapé et a croisé ses jambes aux chevilles.

Ma femme a couvert sa bouche et a bâillé. Elle s’est étirée. Elle a dit : Je pense que je vais monter mettre ma robe de chambre. Je pense que je vais aller me changer. Robert, je veux que tu te sentes bien, a-t-elle dit.

– Je me sens bien, a dit l’aveugle.

– Je veux que tu te sentes bien dans cette maison, a-t-elle dit.

– Je me sens bien, a dit l’aveugle.

 

Après son départ, lui et moi avons écouté la météo et le bulletin sportif. À ce moment elle était partie depuis si longtemps que je commençais à me demander si elle allait revenir. J’ai pensé qu’elle s’était peut-être couchée. J’avais envie qu’elle redescende. Je ne voulais pas me retrouver seul avec l’aveugle. Je lui ai demandé s’il voulait un autre verre, et il a dit ouais. Puis je lui ai demandé s’il voulait fumer un peu de shit avec moi. J’ai dit que j’avais roulé un pétard. Je ne l’avais pas fait, mais j’avais l’intention de le faire en deux temps trois mouvements.

– J’en essaierai un peu avec toi, a-t-il dit.

– T’as bien raison, j’ai dit, voilà le truc.

J’ai pris nos verres et je me suis assis sur le canapé avec lui. Puis je nous ai roulé deux gros pétards. J’en ai allumé un et je lui ai passé. Je lui ai mis dans les doigts. Il l’a pris et a avalé la fumée.

– Garde-la aussi longtemps que tu peux, j’ai dit. Je voyais bien qu’il était complètement novice.

Ma femme est descendue avec sa robe rose et ses pantoufles roses.

– Qu’est-ce que ça sent ? a-t-elle dit.

– On a pensé qu’on allait se faire un peu de cannabis, j’ai dit.

Ma femme m’a lancé un regard féroce. Puis elle a regardé l’aveugle et a dit : Robert, je ne savais pas que tu fumais.

Il a dit : Eh bien, je le fais maintenant, ma chère. Il y a une première fois pour tout. Mais je ne ressens encore rien.

– Ce truc est plutôt léger, j’ai dit. Ce truc est doux. C’est du shit avec lequel on peut discuter. Il ne vous fout pas en l’air.

– Il ne fait pas grand chose, a-t-il dit, et il a ri.

Ma femme s’est assise sur le canapé entre l’aveugle et moi. Je lui ai passé le pétard. Elle l’a pris, a tiré une bouffée et me l’a repassé. Dans quel sens il va ? m’a-t-elle demandé. Puis elle a dit : Je ne devrais pas fumer ça. J’ai de la peine à garder les yeux ouverts. Je n’aurais pas dû manger autant.

– C’est la tarte aux fraises, a dit l’aveugle. C’est à cause de ça, il a dit, et il a ri de son gros rire. Puis il a secoué la tête.

– Il n’y a plus de tarte aux fraises, j’ai dit.

– Tu en veux encore, Robert ? a dit ma femme.

– Peut-être dans un petit moment, il a dit.

On s’est intéressé à la télé. Ma femme a bâillé.

Elle a dit : Ton lit est fait quand tu auras envie d’aller te coucher, Robert. Je sais que tu as dû avoir une longue journée. Quand tu seras prêt à aller au lit, dis-le. Elle a tiré sur son bras. Robert ?

Il est revenu à lui et a dit : J’ai vraiment pris du bon temps. C’est mieux que les cassettes, non ?

J’ai dit : C’est à ton tour, et je lui ai mis le pétard entre les doigts. Il a inhalé, a gardé la fumée, et l’a recrachée. C’était comme s’il avait fait ça depuis qu’il avait neuf ans.

– Merci, mon pote, il a dit. Mais je crois que c’est bon pour moi. Je crois que je commence à le sentir, il a dit. Il a tendu le joint à ma femme.

– Même chose pour moi, elle a dit. Pareil. La même. Elle a pris le joint et elle me l’a passé. Je vais peut-être rester assise là un petit moment entre vous deux, les mecs avec les yeux fermés. Mais que ça ne vous embête pas, hein. Ni l’un ni l’autre. Si ça vous embête, dites-le. Si c’est OK, je vais juste rester là les yeux fermés jusqu’à ce que vous ayez envie d’aller au lit, elle a dit. Ton lit est fait, Robert, quand tu seras prêt. C’est juste à côté de notre chambre en haut des escaliers. On te la montrera quand tu seras prêt. Vous me réveillez, les mecs, si je m’endors. Elle a dit ça, et puis elle a fermé les yeux et s’est endormie.

Les actualités se sont terminées. Je me suis levé et j’ai changé ce chaîne. Je me suis rassis sur le sofa. J’aurais préféré que ma femme ne se soit pas pointée. Sa tête était posée sur le dossier du canapé, la bouche ouverte. Elle était tournée de telle façon que sa robe de chambre avait glissé de ses jambes, révélant une cuisse sexy. J’ai tendu la main pour ramener la robe de chambre sur elle, et c’est alors que mes yeux sont tombés sur l’aveugle. Rien à foutre ! J’ai rouvert la robe de chambre.

– Tu n’as qu’à le dire quand tu voudras de la tarte aux fraises, j’ai dit.

– Oui, il a dit.

J’ai dit : Tu es fatigué ? Tu veux que je t’emmène jusqu’à ton lit ? Tu as envie de roupiller ?

– Pas encore, il a dit. Non, je vais rester avec toi, mon pote. Si ça te va. Je resterai jusqu’à ce que tu sois prêt à te coucher. On n’a pas pu beaucoup se parler. Tu vois ce que je veux dire. J’ai l’impression qu’elle et moi on a monopolisé la soirée. Il a soulevé sa barbe et l’a laissé retomber. Il a pris ses cigarettes et son briquet.

– Ça va, j’ai dit. Puis j’ai dit : Ça me fait plaisir d’avoir de la compagnie.

Et je crois que c’était vrai. Tous les soirs je fumais du hasch et je restais debout aussi longtemps que je pouvais avant de m’endormir. Ma femme et moi on allait rarement au lit en même temps. Quand je m’endormais, je faisais des rêves. Parfois je me réveillais en plein milieu, et mon cœur battait follement.

À la télé il y avait quelque chose à propos de l’Église et du Moyen Age. Pas le genre d’émission habituelle. Je voulais regarder autre chose. J’ai zappé de chaîne en chaîne. Mais il n’y avait rien sur les autres non plus. Alors en m’excusant je suis revenu à la chaîne de départ.

– C’est bon, mon pote, a dit l’aveugle. C’est d’accord. Tu peux regarder ce que tu veux, Ça me va. J’apprends toujours quelque chose. Apprendre, ça ne s’arrête jamais. Ça ne me fera pas de mal d’apprendre quelque chose ce soir. J’ai des oreilles, il a dit.

 

On n’a rien dit pendant un moment. Il était penché en avant, la tête tournée vers moi, son oreille droite pointée vers la télé. Très déroutant. De temps en temps ses paupières s’affaissaient et puis elles se rouvraient d’un coup. De temps en temps il se mettait les doigts dans la barbe et il tirait dessus, comme s’il réfléchissait à quelque chose qu’il entendait à la télé.

Sur l’écran, un groupe d’hommes portant des capuchons étaient attaqués et torturés par des hommes costumés en squelettes et des hommes habillés en diables. Les hommes habillés en diables portaient des masques de diables, des cornes et de longues queues. Ce spectacle faisait partie d’une procession. L’Anglais qui racontait la chose disait que cela s’était produit dans le temps en Espagne. J’ai essayé d’expliquer à l’aveugle ce qui était en train de se passer.

– Des squelettes, il a dit. Je sais ce que c’est, des squelettes, il a dit et il a hoché la tête.

La télé montrait une cathédrale. Puis il y a eu un long, lent, plan sur une autre. Finalement, l’image a changé pour la célèbre à Paris, avec ses arcs-boutants et ses flèches qui montaient jusqu’au ciel. La caméra a reculé pour montrer l’ensemble de la cathédrale qui s’élevait au dessus de l’horizon.

Par moments l’Anglais qui racontait la chose se taisait, laissait simplement la caméra tourner autour des cathédrales. Ou bien la caméra parcourait la campagne, des hommes dans les champs marchaient derrière les bœufs. J’ai attendu aussi longtemps que je pouvais. Puis j’ai senti que je devais dire quelque chose. J’ai dit :

– Ils montrent l’extérieur de la cathédrale maintenant. Des gargouilles. Les petites statues taillées pour ressembler à des monstres. Maintenant je pense qu’ils sont en Italie. Ouais, ils sont en Italie. Il y a des peintures sur les murs de cette église.

– Est-ce que ce sont des fresques, mon pote ? il a demandé, et il a bu une gorgée de son verre.

J’ai pris mon verre. Mais il était vide. J’ai essayé de me souvenir de ce dont je pouvais me souvenir. Tu me demandes si ce sont des fresques ? j’ai dit. C’est une bonne question. Je ne sais pas.

La caméra est passée à une cathédrale dans la région de Lisbonne. Les différences entre la cathédrale portugaise, la française et l’italienne n’étaient pas si grandes. Mais elles existaient. Surtout les trucs à l’intérieur. Puis j’ai eu une idée, et j’ai dit : J’ai une idée. Est-ce que tu sais ce que c’est, une cathédrale ? À quoi ça ressemble, je veux dire. Tu me suis ? Si quelqu’un te dit “cathédrale”, est-ce que tu as la moindre idée de ce dont on te parle ? Tu sais la différence entre ça et une église baptiste, dis ?

Il a laissé la fumée couler lentement de sa bouche : Je sais qu’il a fallu à des centaines d’ouvriers cinquante ou cent ans pour les construire, il a dit. J’ai juste entendu l’homme dire ça, bien sûr. Je sais que des générations des mêmes familles travaillaient sur une cathédrale. Je l’ai entendu dire ça aussi. Les hommes qui ont commencé à travailler dessus, ils n’ont jamais vécu pour voir leur travail achevé. Vu comme ça, mon pote, ils ne sont pas très différents de nous autres, non ? Il a ri, puis ses paupières se sont affaissées de nouveau. Il a hoché la tête. Il avait l’air de piquer un roupillon. Peut-être qu’il s’imaginait au Portugal. La télé montrait une autre cathédrale maintenant. Celle-ci était en Allemagne. La voix de l’Anglais radotait. Des cathédrales, a dit l’aveugle. Il s’est redressé et a hoché la tête d’avant en arrière : Si tu veux la vérité, mon pote, c’est à peu près tout ce que je sais. Juste ce que j’ai dit. Ce que je l’ai entendu dire. Mais peut-être tu pourrais m’en décrire une ? Ça me plairait. Si tu veux savoir, je n’en ai pas une idée bien claire.

J’ai regardé fort le plan de la cathédrale à la télé. Comment je pourrais même commencer à décrire ça ? Mais disons que ma vie en dépendait. Disons que ma vie était menacée par un type cinglé qui disait que je devais le faire, sinon…

J’ai regardé un peu plus la cathédrale avant que l’image revienne sur la campagne. Ça ne servait à rien. Je me suis tourné vers l’aveugle et j’ai dit : Pour commencer, elles sont très grandes. Je regardais autour de la pièce en cherchant des idées. Elles sont très hautes. Très très hautes. Jusqu’au ciel. Elles sont tellement grandes, quelques-unes, qu’il faut les soutenir. Pour les aider à tenir debout, pour ainsi dire. Ces supports sont nommés contreforts. Ils me font penser à des viaducs, je ne sais pas trop pourquoi. Mais peut-être tu ne connais pas les viaducs non plus ? Parfois les cathédrales ont des diables et des trucs de ce genre gravés sur le devant. Parfois des seigneurs et des dames. Ne me demande pas pourquoi, j’ai dit.

Il hochait la tête. Tout la partie supérieure de son corps semblait bouger d’avant en arrière.

– Je ne m’en tire pas trop bien, n’est-ce pas ?

Il cessa de hocher la tête et se pencha en avant sur le canapé. En m’écoutant, il laissait courir ses doigts dans sa barbe. Je n’arrivais pas à l’atteindre, je m’en rendais compte. Mais il attendait quand même de moi que je continue. Il hochait la tête comme s’il essayait de m’encourager. J’essayais de penser à ce que je pourrais dire d’autre.

– Elles sont vraiment grandes, j’ai dit. Elles sont énormes. Elles sont construites en pierre. En marbre, aussi, parfois. En ces anciens temps, quand ils ont construit les cathédrales, les hommes voulaient se rapprocher de Dieu. En ces anciens temps, Dieu tenait un rôle important dans la vie de chacun. On voit ça parce qu’ils ont construit les cathédrales. Je suis désolé, j’ai dit, mais on dirait bien que c’est le mieux que je peux faire pour toi. Je n’en suis juste pas capable.

– Ça va bien, mon pote, a dit l’aveugle. Eh, écoute. J’espère que tu ne m’en voudras pas de te demander ça. Est-ce que je peux te demander quelque chose ? Que je te pose une simple question, oui ou non. Je veux juste savoir, et c’est sans mauvaise intention. Mais je veux te demander si tu es, d’une manière ou d’une autre, religieux. Ça ne te dérange pas que je te demande ?

J’ai secoué la tête. Il ne pouvait pas le voir, évidemment. Un clin d’œil c’est la même chose qu’un hochement de tête pour un aveugle.

– Je suppose que je n’y crois pas. Que je ne crois en rien. Parfois c’est dur. Tu comprends ce que je dis ?

– Bien sûr que je comprends, il a dit.

– Bien, j’ai dit.

L’Anglais continuait son baratin. Ma femme a soupiré dans son sommeil. Elle a longuement expiré et s’est rendormie.

– Il va falloir que tu m’excuses, j’ai dit. Mais je ne peux pas te dire à quoi ressemble une cathédrale. C’est juste que j’en suis incapable. Je ne peux rien faire de plus que ce que j’ai fait.

L’aveugle restait tout à fait immobile, la tête baissée, en m’écoutant.

J’ai dit : La vérité, c’est que les cathédrales ne signifient rien de particulier pour moi. Rien. Les cathédrales. C’est quelque chose à regarder à la télé en fin de soirée. C’est tout ce que c’est.

C’est alors que l’aveugle s’est éclairci la gorge. Il a eu une idée. Il a sorti un mouchoir de sa poche arrière. Puis il a dit : Je comprends, mon pote. C’est OK. Ça arrive. ne t’inquiète pas pour ça, il a dit. Eh, écoute-moi. Tu veux me faire plaisir ? J’ai une idée. Va donc chercher un papier épais. Et un stylo. On va faire quelque chose. On va en dessiner une ensemble. Rapporte-nous un stylo et un papier épais. Vas-y, mon pote, va chercher ces trucs.

Alors je suis monté à l’étage. J’avais l’impression que me jambes étaient en coton. Je les sentais molles comme après une course. J’ai cherché dans la chambre de ma femme. J’ai trouvé quelques stylos bille dans un petit panier sur sa table. Et puis je me suis demandé où je pourrais trouver le genre de papier dont il parlait.

En bas, dans la cuisine, j’ai trouvé un sac d’épicerie avec des peaux d’oignons au fond. J’ai vidé le sac et je l’ai secoué. Je l’ai apporté dans le salon et je me suis assis près de ses jambes avec le sac. J’ai déplacé quelques trucs, défroissé le sac, l’ai étalé sur la table basse.

L’aveugle s’est levé du canapé et s’est assis près de moi sur le tapis.

Il a laissé courir ses doigts sur le papier. Du haut en bas des côtés du papier. Les bords, même les bords. Il a tapé du doigt sur les coins.

– D’accord, il a dit. On va le faire.

Il a trouvé ma main, la main avec le stylo. Il a fermé sa main sur ma main. Allez, mon pote, dessine, il a dit. Dessine. Tu vas voir. Je suivrai avec toi. Ça va aller. Contente-toi d’e te lancer juste comme je te dis. Tu vas voir. Dessine, a dit l’aveugle.

Alors je me suis lancé. D’abord j’ai dessiné une boîte qui ressemblait à une maison. Ça aurait pu être la maison dans laquelle je vivais. Puis j’ai mis un toit dessus. De chaque côté du toit, j’ai dessiné des flèches. Dément.

– Épatant il a dit. Génial. Tu t’en tires bien, il a dit. Jamais tu n’avais pensé que quelque chose comme ça pourrait se produire dans ta vie, hein, mon pote ? Ben, c’est une vie bizarre, on le sait tous. Continue. Perds pas la main.

J’ai mis des fenêtres avec des arcs. J’ai dessiné des arcs-boutants. J’y ai collé de grandes portes. Je ne pouvais pas m’arrêter. La chaîne télé s’est terminée. J’ai posé le stylo et j’ai ouvert et fermé mes doigts. L’aveugle a touché toute la surface du papier. Il a promené ses doigts sur le papier, sur tout ce que j’avais dessiné, et il a hoché la tête.

– Super, a dit l’aveugle.

J’ai repris le stylo et il a trouvé ma main. J’ai continué. Je ne suis pas un artiste. Mais j’ai continué à dessiner quand même.

Ma femme a ouvert les yeux et nous a regardés. Elle s’est assise sur le canapé, sa robe ouverte. Elle a dit : Qu’est-ce que vous faites ? Dites-moi, je veux savoir.

Je ne lui ai pas répondu.

L’aveugle a dit : Nous dessinons une cathédrale. C’est à ça qu’on bosse, lui et moi. Appuie fort, il m’a dit. C’est bien. C’est bon, il a dit. Sûr. T’as chopé le truc, mon pote. Ça c’est sûr. Tu ne pensais pas que tu pouvais. Mais tu peux, non ? Tu es chaud maintenant. Tu vois ce que je veux dire ? On va vraiment faire un truc dans une minute. Comment va ce bras ? il a dit. Mets des gens là-dedans maintenant. Qu’est-ce que c’est qu’une cathédrale sans personne ?

Ma femme a dit : Qu’est-ce qui se passe ? Robert, qu’est-ce que vous faites ? Qu’est-ce qui se passe ?

– Tout va bien, lui a-t-il dit. Ferme tes yeux maintenant, m’a-t-il dit.

Je l’ai fait. Je les ai fermés juste comme il avait dit.

– Sont-ils fermés ? il a dit. Ne triche pas.

– Ils sont fermés, j’ai dit.

– Garde-les comme ça, il a dit. Il a dit : Ne t’arrête pas. Dessine.

Alors j’ai continué. Ses doigts couvraient mes doigts tandis que ma main parcourait le papier. Ça ne ressemblait à rien de ce qu’il y avait eu dans ma vie jusqu’à présent.

Puis il a dit : Je pense que c’est ça. Je pense que t’as chopé le truc, il a dit. Jette un œil. Qu’est-ce que tu en penses ?

Mais mes yeux étaient fermés. Je me suis dit que je pourrais les garder comme ça encore un moment. J’ai pensé que c’était quelque chose qu’il fallait que je fasse.

– Bien ? il a dit. Est-ce que tu regardes ?

Mes yeux étaient toujours fermés. J’étais dans ma maison. Je savais cela. Mais je n’avais pas l’impression d’être à l’intérieur de quoi que ce soit.

– C’est vraiment un sacré truc, j’ai dit.

 

 

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