Disparition

 

 

Ils sont enfermés depuis trois mois dans leur petit studio au septième étage d’une résidence du faubourg. Studio béton, papier peint collé directement sur le béton (essayez voir d’enfoncer une punaise pour fixer un poster et retournez chez le quincaillier sans passer par la case départ), chauffage électrique et moquette en aiguillé brun. Depuis trois mois ils ont condamné leur porte, cloué des planches en travers, vivent de vin vieux (deux cent cinquante bouteilles rentrées, il y en a partout, ils ont fini par jeter les vides par la fenêtre en faisant attention, au début), de foie gras et de surgelés (légumes, fruits, plats cuisinés de traiteurs reproduisant la meilleure cuisine des cinq continents, six congélateurs pleins), ils ont dû enlever le lit et ils dorment par terre entre des montagnes de livres et de disques laser.

Quelques jours plus tôt, la radio avait annoncé la fin du monde, calmement, ne pas affoler les populations, mais c’est quand même difficile à réussir, D’accord vous pouvez répandre la nouvelle, les gouvernements n’avaient pas essayé de l’empêcher, c’est mieux de contrôler la nouvelle, sinon la révélation brutale risquerait de provoquer l’affolement. Ce fut l’affolement. Les gens quittèrent brutalement la ville, se répandirent dans les montagnes, se jetèrent par les fenêtres, entrèrent dans des sectes, en créèrent, pillèrent les magasins, tuèrent leur voisin, leur notaire, leur famille, eux-mêmes, le cirque habituel.

Ils ne croyaient pas à la fin du monde, tout ça c’était encore un truc des réactionnaires pour prendre le pouvoir. Le Ku Klux Klan était derrière, Le Pen, les Khmers rouges. Ils décidèrent de résister. Tenir bon. Sauver ce qui pourrait l’être encore. Ils se calfeutrèrent après avoir fait leurs provisions. Bouffe et culture. Les livres furent les plus faciles à trouver, c’était la seule chose que les gens n’avaient pas emmenée dans leur fuite. À la question quel est le livre que vous emmèneriez sur une île déserte, la civilisation avait massivement répondu : aucun. La Bible, Faulkner, Voltaire, Homère et Lucrèce étaient toujours en rayon. Ils choisirent par respect les meilleures éditions, même si cela devait tenir un peu plus de place que des poches. Ils accordèrent une certaine attention à la rigueur de l’apparat critique et laissèrent aussi le nom du préfacier guider leur choix.

Ils prirent aussi le Kamasouthra, après tout cela aussi c’est de la culture, cela aussi c’est à sauver. Quoi trouver de mieux contre la morale ambiante (ambiante, maintenant ?), le puritanisme. Expérimenter dans sa chair la pensée d’une autre civilisation, avoir l’esprit ouvert. Et puis c’est toujours mieux que d’apprendre par coeur les dix mille dieux du panthéon hindouiste. C’est ce qu’ils pensaient en riant sous-cape lorsqu’ils tirèrent le gros livre de son rayon. Mais cinq semaines plus tard, après avoir suivi soir après soir les textes incompréhensibles et les gravures en ombre chinoise, ils commencèrent à regretter la baise sans fard d’avant, pas si ennuyeuse que cela finalement. D’autant plus que les forces de la réaction semblaient un peu longues à se montrer. Parfois ils croyaient voir des fumées monter de l’horizon, comme des signaux indiens, des feux de camp ou des armées en marche.

Ils croyaient, mais seul l’un d’eux voyait, l’autre était toujours aveugle. Soit c’était elle qui criait tout à coup « Viens voir ! », et il se levait pesamment, mais fixait en vain l’horizon. Soit il prenait un air intrigué pour susurrer : « Tu ne me croiras pas. » Rapidement elle ne bondit plus sur ses pieds. Rapidement ils ne se crurent effectivement plus, ne se dérangèrent plus quand l’autre criait ou murmurait, et rapidement ils ne regardèrent plus au dehors. D’ailleurs c’était difficile avec les piles de livres et de disques qui grignotaient peu à peu les ouvertures.

Ils avaient commencé par les disques, parce que sans doute l’électricité risquait de manquer bientôt. Après quelques discussions pour savoir s’ils procéderaient chronologiquement, suivant ainsi l’histoire de la musique depuis l’Antiquité jusqu’à nos jours (mais ce n’était pas si simple, et il aurait fallu écouter en même temps les compositeurs qui avaient écrit en même temps), ou par ordre alphabétique (mais que faire des anonymes, vraiment un gros morceau), et comme ils n’arrivaient pas à se décider, ils conclurent que le plus simple serait sans doute de s’y prendre au hasard. Après tout il ne s’agissait pas de se transformer en encyclopédie ou en histoire, de faire de leur esprit, de leur corps, de leurs oreilles ou de leurs yeux les réceptacles du savoir humain des cinq continents et des multiples siècles, mais de tout lire, tout entendre, avoir tout connu pour être totalement formé. Que leur être prenne la forme de tous ces livres lus, de tous ces morceaux de musique écoutés, de toutes ces bouteilles bues, etc. Ils deviendraient eux-mêmes la culture. Et Beethoven succéda à Ravi Shankhar, Yvette Guilbert à Palestrina.

L’électricité n’étant pas coupée, ils se mirent aussi, à lire, dans le même désordre. Pour ne pas se répéter, ils prirent l’habitude de jeter livres et disques par la fenêtre. Un tas se forma petit à petit au pied de l’immeuble. Tout de suite ils ne surent plus leurs noms, Ils s’appelèrent Anna ou Charles, Jacques ou Clélia, comme ça venait, et c’est qui ils étaient. Ce n’est pas qu’ils se voyaient courant à perdre haleine dans la neige en hurlant pour se jeter du haut d’une falaise par ce que leur mari les trompait ou qu’ils rêvaient de papillon et ne savaient plus au réveil s’ils n’étaient pas des papillons rêvant d’hommes. Simplement ils croyaient que l’autre n’étaient qu’une partie de leur culture.

En même temps ils poursuivent leur projet. Ils écoutent, lisent, sont bourrés et font l’amour tous les soirs.

Un jour elle n’est plus là. Elle est partie sans doute. En tout cas il ne se souvient pas de l’avoir tuée. Elle a dû en avoir assez, elle a décidé de le quitter, de descendre dans la rue. C’est aussi que rien ne s’est passé, ni fin du monde, ni prise du pouvoir. Il n’y a rien ni personne. Il s’emmerde.

Il descend dans la rue.

La rue est vide à perte de vue, pas un rideau ne bouge. Il ne voit pas de rideaux non plus. il marche le long du trottoir.

Il passe près d’une voiture dont la vitre est descendue de trois centimètres, comme pour laisser respirer un bébé ou un chien. Mais bien sûr il n’y a personne à l’intérieur, ni bébé ni chien. La radio joue Sitting on the dock of the bay, de Otis Redding. Il va griller sa batterie, pense-t-il. Aussi préfère-t-il éteindre le poste.

La voiture est fermée, et il n’essaie pas d’ouvrir la porte. Il passe la main à travers la vitre et tourne jusqu’à off le bouton de l’autoradio, avec un petit clic.

Il pense qu’il ne manquerait plus que l’alarme se déclenche. L’alarme se déclenche.

Les montagnes bleues que l’on voit dans le lointain de la ville se fondent dans une sorte de brouillard. Elles semblent flotter un instant dans des ondes de chaleur, puis ne restent plus que les replis de l’illusion d’optique, puis plus rien : la ville n’a plus d’horizon. Les immeubles semblent se pointiller, et ne sont plus là. Il se trouve seul au milieu du trottoir posé au milieu de rien. La voiture n’y est plus garée malgré la sirène monotone qui continue de retentir nulle part.

 
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