Assurance-vie

 

Marie aime Pierre, qui aime Georgette, qui aime Martin, qui apprécie de se trouver avec Pauline ; cette dernière aime discuter avec Éric qui étend toujours son transatlantique à côté de celui de Caroline, qui aime Irina. Géraldine aime Gérard, ça pourrait bien tomber, mais il aime Christian qui n’aime pas Géraldine. Nous formons autour du paquebot une longue chaîne avachie aux replis innombrables, à la mauvaise volonté ronchonne et revancharde.

Marie est petite, elle a honte de ses cheveux blancs, alors elle se teint en violet. Toujours une blouse de coton jaune pour aller avec ses cheveux. Elle regarde par en-dessous, parce qu’elle est comme ça, et aussi parce qu’elle n’a qu’un oeil et qu’elle ne veut pas que ça se voie.

Notre seul point commun : nous sommes de bons clients. Percy nous l’a dit sur le quai du départ, à San Francisco. Il faisait de grands gestes sur son estrade de bois, pour nous remercier, des larmes dans la voix, trémolo et tout le tralala. C’est difficile pour un jeune cadre dynamique d’avoir l’air en même temps sérieux, homme d’affaires, et ému. Ça fait contradiction en somme. Il était en passe d’y arriver, là haut sur son piédestal - il ne lui manquait plus que l’air vraiment concerné - quand Christian a réussi à enlever la dernière cheville de la petite estrade. Percy a hurlé, a cherché à se raccrocher à quelque chose, mais il n’y avait plus rien, et là il a eu l’air vraiment concerné. Puis, quand on l’a eu dégagé, on lui a recouvert le visage d’un drap, et à Christian aussi, qui riait encore et serrait dans sa main gauche une demi-douzaine de petits morceaux de bois mal équarris. Voilà ce que c’est que de construire à l’économie, mon petit Percy.

Mélanie est sourde, mais ça ne se voit pas. Elle ne parle à personne et personne ne lui parle. Elle passe la journée penchée sur le bastingage à regarder l’eau rebondir sur les flancs du navire. Mélanie est sourde et personne ne l’aime. Sa cabine est située entre celle de Marie et celle de Pauline.

Pauline, vous diriez qu’elle est bien tant qu’elle n’ouvre pas la bouche. Elle est grande, pas tassée, propre. C’est sûrement dû aux vitamines. Et au fait qu’elle est encore capable de se laver toute seule. Mais quand elle sourit on voit qu’elle n’a qu’une dent, qu’il ne lui reste qu’une incisive du haut. Elle sourit tout le temps, Pauline. Il paraît (c’est Jacques qui le dit) que son incisive coupe très bien, à Pauline.

Nous sommes partis depuis trois mois. Ce voyage, on nous l’offre (merci Percy). Pendant cinquante ans nous avons cotisé, pendant cinquante ans, nous avons écorné nos économies pour que quelqu’un touche un magot une fois que nous aurons refermé notre parasol, et que des gens comme Percy s’en mettent plein les poches. Et pour nous remercier d’avoir mis longtemps à mourir, la compagnie d’assurance nous envoie au soleil pour finir de nous cuire.

Nous passons entre les îles azurées, les demeures élyséennes où les papous accrochent à l’entrée de leur hutte la tête réduite des ennemis qu’ils ont vaincus. Le ciel est bleu, la mer est turquoise, les îles sont vertes et brunes, leurs falaises dominent les vagues. Nous ne débarquons jamais, c’est une croisière ; alors nous croisons. Les sauvages nous font parfois de grands signes de la plage et nous nous attendons tous à ce qu’il lancent leurs sagaies sur le bateau, mais ils ne le font jamais. Les seuls que nous avons vus de près ont abordé notre bateau dans leur pirogue à balancier pour nous vendre des poissons et nous donner des colliers de fleurs, ils ressemblent à des acteurs hollywoodiens qui auraient un peu forcé sur le fond de teint.

Marc était un grand homme très droit. Mais sans affectation. Il était droit, c’est tout. Et encore, nous disait-il, depuis son attaque il s’était voûté un peu. Nous aimions bien le regarder en douce pour voir où il s’était voûté, où était la courbe révélatrice. Nous cherchions le bon angle. En tout cas il avait arrêté de fumer, nous disait-il. Non pas par peur d’une autre attaque mais parce que d’un seul coup il s’était mis à détester le goût du tabac. Il avait jeté toutes ses pipes. Hier, il s’est soudain tenu très fort l’épaule gauche, il a fait une grimace comme si ses yeux allaient exploser et il est tombé. Quelques heures plus tard, le capitaine nous a tous rassemblés près d’une glissière installée dans le bastingage. Deux marins, qui avaient tous les deux quelque chose de Percy, ont jeté à la mer un paquet enveloppé dans un drap.

Nous en avons semé plein, des comme ça.

Nous devenons chaque jour plus petits. Nous nous ratatinons. Au début nous avons cru qu’ils avaient rehaussé le bastingage en prévision d’un coup de mer, mais c’était absurde bien sûr ; non, c’est nous qui rapetissons. Maintenant nous pouvons tenir à deux sur un transat. mais personne ne le fait parce que chacun déteste qui l’aime.

Le capitaine est un des nôtres. Tous les jours il vieillit. Il n’approche plus la barre, ni la salle de commandement, ni même les machines. Il aime à se tenir tout au bout du pont supérieur, les mains prises sous la rambarde du bastingage, comme un aurige dominant la mer.

Géraldine marche. Il y a trente ans son médecin lui a dit que c’était le sport de la femme enceinte. Depuis elle marche. Elle n’a jamais arrêté. Jour et nuit nous la rencontrons sur le pont supérieur, dont elle fait le tour sans interruption, ses jambes maigres et raides arpentant à petits claquements de talons le bois verni. Et si l’un de nous la découvre endormie dans un hamac ou un transatlantique, une couverture à peine posée en diagonale sur son torse étique, c’est au moment précis où elle se lève, déjà un pied au sol et l’autre en mouvement.

Les hommes d’équipage, du steward au chauffeur, sont tous habillés de blanc, grands et blonds, bronzés. Ils se tiennent autour de nous, et nous ne pouvons aller nulle part que nous n’en trouvions un, occupé à une tâche accaparante. Trouver, c’est beaucoup dire, nous les voyons à peine, mais ils sont là, autour de nous, anges affairés et délicats, discrets et attentifs.

Depuis ce matin pourtant, il se passe quelque chose d’étrange. Géraldine est tombée comme du bois sec, un petit craquement, mais personne ne l’a ramassée, ils l’ont laissée là, sur le pont, exposée au vent et au sel. De petites paillettes irisées commencent à la couvrir. Et le commandant est resté immobile un peu trop longtemps les mains sous le bastingage. On aurait dit que le paquebot courait sur son erre. Tout était en attente, mais rien n’était calme ; même les fleurs de sel sur le corps de Géraldine bougeaient dans leur irisation.

Soudain, la tempête, le bateau se met à tanguer, s’agite, se cabre. Mais il n’y a pas de typhon, ni de tornade en vue. Rien. Le ciel est dégagé, bleu comme d’habitude, ce bleu intense et idiot qui nous surplombe depuis San Francisco, la mer est d’huile, selon l’expression consacrée. Et le bateau remue dans tous les sens, secoué de vibrations et de tremblements : quelqu’un l’a saisi par en-dessous et l’agite par saccades de toute la force de ses bras. Nous avons tous été jetés au sol tout de suite, nous glissons et nous entrechoquons, rejetés de l’un à l’autre comme des billes projetées l’une contre l’autre par une toupie sur le plateau d’un jeu de gosse. Ceux qui peuvent encore hurler hurlent.

Puis tout s’arrête, le bateau est immobile, beaucoup plus immobile même qu’avant. Nous nous relevons, ceux qui ne sont pas morts dans les chocs. Pauline, Marie et Mélanie sont là. Le soleil est toujours à sa place, le ciel aussi, bleu, partout. Et les irisations sur le cadavre de Géraldine sont là aussi. Mais il n’y a plus ces oiseaux qui nous accompagnaient. Les vagues ne défilent plus le long du navire. La mer est plate comme une table de ping-pong. Les machines ne ronronnent plus, l’équipage a disparu. Nous sommes seuls, ceux qui restent.

Et tout bascule. Je veux dire le bateau. Il tourne comme une figurine de baby-foot autour de l’axe planté dans son flanc.

Nous tombons. Je veux dire que nous descendons lentement au milieu des poissons, la tête en bas. Marie, qui regarde toujours vers le bas, regarde donc vers le haut : le bateau a repris son assise, elle distingue très bien sa quille, il semble s’éloigner.

Nous arrivons au fond de la mer. Nous nous plantons dans le sol, tête la première : nos pieds flottent comme des algues. Les polypes, les éponges se mettent à l’oeuvre. Leurs concrétions nous recouvrent petit à petit. Les animalcules des coraux commencent à faire leur nid sur notre peau et nos vêtements, sur nos organes externes. Puis, dès que nous sommes incrustés, enrobés, hermétiques, nous devenons fumée. Chacun de nous se liquéfie molécule par molécule, et cette métamorphose modifie notre assise comme le mercure dans la boule de pétanque : nous tanguons, avec toujours un peu de retard, d’appui et de rebond sur les mouvements de fond qui nous animent. Puis tout s’évapore et il ne reste qu’un gaz bleuâtre. Nous ne sommes plus qu’une gangue emplie de chaos et de néant.

Dans dix mille ans ou demain les plongeurs viendront, et, à toute force de palans, nous arracheront au fond sur lequel nous sommes éparpillés. Notre croûte sera incisée par des marteaux d’archéologues et de précautionneuses pointerolles. De petites étincelles mauves jailliront avec les éclats, et à la première fêlure nous serons là, brouillard doucement visible dans l’air autour d’eux. Nous satisferons leurs désirs. Ils seront tout-puissants, eux aussi. Ils embarqueront.

 
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