Les Chiens

 

 

H Et si nous étions seuls, lui et moi, seuls sous le ciel, seuls dans la nuit. Il viendrait à un rendez-vous que je lui aurais fixé, sous l’arbre des cinq chemins. Il viendrait avec cet air de savoir déjà, et de n’attendre rien. Cet air qu’il a depuis toujours, de ne pas exister. Il viendrait, c’est tout ce qu’il sait faire, aller où on lui dit, épouser qui on lui dit ; combattre comme il faut qui on lui dit et juste le temps qu’il faut, pas un jour de plus ; écrire comme on lui dit qu’il faut le faire, comme tout son siècle écrivaille. Même si personne ne lui dit rien du tout. Même si personne ne lui disait rien. Mais il y a toujours quelqu’un qui dit quelque chose. Il viendrait. Parce qu’un grand frère doit venir quand son petit frère l’appelle. Parce que. Peut-être qu’il a faim, ou qu’il a froid. Allez savoir. Il faut être présent. Ah ! aîné, ça c’est un devoir. Ça laisse des traces. Voilà ce qu’il lui fallait, un devoir, des devoirs, des choses à faire, qu’on les lui demande, qu’on les lui indique, qu’on lui mette le doigt dessus, qu’on les lui désigne d’un coup de menton. Jugulaire jugulaire. Il viendrait, seul dans la nuit sous le grand arbre, au carrefour des cinq chemins. Saurait-il mourir comme il le faut ?

Pendant qu’il parlait, il a pris un verre, l’a jeté violemment à terre où il s’est cassé, et en a piétiné les morceaux. Il continue pendant le silence jusqu’à les réduire en une sorte de poudre.

Noir.

Un autre personnage, A, entre lentement du fond de la scène. Il reste à écouter. H ne semble pas avoir perçu sa présence.

H Il était déjà là quand je suis arrivé. Déjà là depuis longtemps. Ah ! si notre mère avait pu faire comme dame Hermantride. Ne garder qu’un des douze d’une ventrée, noyer les autres comme des petits chats, en sauver un, un seul, juste pour le témoignage de sa matrice. Et que cela ne soit pas moi. Même pas moi. Qu’importe moi. mais Antoine. Le pauvre petit con. L’évêque qui n’a jamais eu d’évêché. Le ligueur arquebusé par les ligueurs. Oui, qu’elle ait sauvé Antoine.

Ou Anne. Et qu’il ait régné jusqu’à la fin des temps sur une tribu de onze ectoplasmes, de onze chatons noyés, de onze remords ; ce serait encore lui l’ectoplasme. Il nous aurait entendu miauler désespérément, jusque dans son sommeil, aurait vu le papier journal s’écarter du bord, aurait senti la brise qui le poussait vers le large de l’étang sur sa poitrine. Il se serait dressé en criant alors que le papier s’imbibait d’eau, un coin commence à s’enfoncer, les onze chatons se rassemblent de l’autre côté et tout bascule. Deux d’entre eux, trois peut-être tentent de s’agripper de leurs griffes au journal humide, il se déchire en lambeaux grumeleux et il ne reste plus que quelques remous. On dit parfois que l’un d’eux remonte, que l’on voit une tête apparaître. Ce n’est pas vrai. Un chaton, ça coule comme une pierre.

C’est comme cela qu’Antoine a vécu. Comme une pierre qui coule. Comme un chaton qui ne sait pas encore miauler.

L’autre personnage s’est approché de lui.

A Je ne l’aime pas.

H Anne, tu n’aimes personne.

A Elle n’est qu’un jouet, un jouet blanc et pâle que je trouve parfois dans mon lit, et que j’agite une heure ou deux, comme un hochet.

H Tu fais le cynique, et tu ne réussis même pas à être vulgaire. Tu n’es qu’un impuissant. Tu n’agites que des regrets, des souvenirs, et qui sont ceux de quelqu’un d’autre.

A Comment l’aimerais-je ? Elle a si peu d’existence. Juste ce que nous voulons bien lui prêter, toi et moi. Peut-être sourit-elle maintenant, à l’instant où nous parlons d’elle. Les mots que nous échangeons sont un peu de chair que nous lui octroyons.

H Tu ne t’aimes pas toi-même.

A À lire ton regard, je comprends que je ne suis pas quelqu’un qu’on aime

H Tu ne penses rien. Tu ne penses pas. Jamais tu ne te demandes "m’aime-t-elle ?"

A Elle voit à travers moi.

H Il n’y a pas fort à faire

A Au travers, comme si je n’y étais pas, comme si j’étais une loupe qui permet de voir plus gros ce qu’il y a derrière.

H Elle n’existe pas, et toi tu es transparent. Beau couple. Si vous faites des enfants, on pourra s’en servir pour remplacer les vitres cassées de la Bastie.

A Ses yeux se perdent parfois dans le vide, elle n’est plus là.

H Là, c’est où ? À côté de toi. Mais à côté de toi, c’est nulle part. À côté de personne.

A Un soir j’ai tenté une expérience.

H Des expériences. Tu n’as jamais rien fait d’autre. Et aucune n’a fait sauter le château. Sais-tu qu’on peut vivre aussi ?

A Elle était comme ça, partie. J’ai tendu devant ses yeux mon pourpoint. Elle n’a pas cillé, son expression n’a pas changé, ses traits ne se sont pas remis ensemble comme ceux de quelqu’un que l’on réveille d’un songe. Elle a continué à regarder, au travers de mon pourpoint, au travers de mon corps, par delà la cheminée qui lui faisait face et qui me rôtissait les fesses, comme si rien dans son environnement n’avait changé. Dans le silence j’ai entendu ce qu’elle voyait : les aboiements du dogue de la ferme du Molard, à deux lieues. C’est lui qu’elle voyait, qu’elle caressait, et ses mains bougeaient imperceptiblement.

H Je lui donnerai bien d’autre chose à caresser.

A Un jour elle verra à travers toi.

H Il y a pas mal de viande à traverser. Je ne parle même pas de toi, mais mon tissu (il se frappe le ventre) est plus épais que tes pourpoints. Elle pourra baisser les yeux, aussi. Il y a de quoi.

A Elle verra les chiens, peut-être que tu ne les entendras même pas.

H C’est moi qui la ferai bien aboyer, j’ai de quoi.

A Tout ton tissu de sang, de muscles, de tripailles ne te sauvera pas de la transparence. Tu seras une plus grosse loupe, c’est tout.

H T’en fais pas, mes couilles, c’est de fameuses loupes. Ce qu’elle verra au travers, tu n’as jamais pu lui en montrer l’image.

Long rire de femme qui hésite entre fou rire et jouissance, et finalement tourne à l’aboiement.

A Souviens-toi que tu n’auras jamais plus de réalité qu’un dogue qui aboie dans le lointain.

H C’est du foutre qu’il lui manque, du foutre, tu sais ce que c’est ?

Il se dirige vers A d’un air agressif, les deux mains en avant paumes ouvertes et verticales. A recule

H Tu vois, tu ne sais pas ce que c’est. Ça n’est pas dans les mains que ça se trouve. En tout cas jamais dans les miennes.

Diane passe derrière un voile, en ombre chinoise, accompagnée de dogues qui marchent calmement autour d’elle.

A Et voilà, petit frère, tu as pris le château. Tu as fait avancer toute ta troupe par le chemin, en plein jour, sans la moindre précaution, et ils ont installé le siège. Les gens les ont regardés venir sans rien faire. Sans doute ils n’y croyaient pas, à tout ce déploiement de forces arrivant par la grand route, comme un cousin éloigné venant rendre une visite de courtoisie. Il ne manquait pourtant pas de fanions qui claquaient au vent.

H Sans doute ils étaient comme hypnotisés.

A Tu sais hypnotiser. Et ils ont campé tranquillement sous les murs du château, pas trop près pour éviter les projectiles. La nuit est tombée. Ceux qui festoyaient dans le château pouvaient entendre ceux du dehors en faire autant ; personne n’a fait la moindre sortie ou tentative d’assaut. Les mêmes sommeils avinés ont remplacé les cris de beuverie.

H Il faut savoir faire boire les soldats.

A Pendant ce temps, avec une demi-douzaine d’hommes choisis, tu escaladais la falaise au-dessus du redan de la Loire. Puis les murailles. Vous avez égorgé les sentinelles encore éveillées, et peut-être même les endormies.

H Une fois mort il est bien difficile de dire qui dormait et qui veillait.

A Tu souris, tu aimes ça, égorger.

H Ce que j’aime, c’est le cri du soudard au moment où l’acier sort de sa chair. C’est pour ça que si je peux j’évite d’égorger des hommes endormis, imbécile.

A Et alors vous avez fait du bruit, suffisamment pour réveiller toute la garnison ; à l’extérieur tes lieutenants faisaient la même chose à tes soldats auxquels vous avez ouvert les portes.

H Tu racontes mal, tu n’as pas la fibre épique.

A Je sais, tu as tout pris. Et tu t’en sers pour écrire des histoires de bergers.

H Des bergers qui ont des couilles au cul

A Et un mal fou à les cacher. Ils t’ont trouvé au milieu, de la cour. On ne voyait que ton épée qui tournoyait et le sang qui volait autour de toi (ça va, c’est assez épique comme ça ?), le tien et celui des autres. Finalement ils t’ont délivré et tu as pu assister à la fin de la bataille, diriger le sac, la dévastation du château et la mise en perce des tonneaux.

H Et alors ?

A Je me demande si tout ça n’est pas un peu trop pour le château d’Essalois.

H Et tu ne sais pas tout.

A Si, je connais le plus drôle. La seule chose que tu y aies gagnée, c’est un procès pour bris de meubles, et une amende de 4800 livres.

H Je n’ai jamais payé. Et même si j’avais dû le faire, je me suis amusé pour 100 000 francs.

A Tu ne t’amuses jamais, tu poursuis toujours un but. Tu vas toujours quelque part, même en zigzag, et même dans le plus grand désordre, il y a toujours un point vers lequel tu tends. C’était quoi, cette fois ?

H M’amuser, tu ne sais pas ce que cela veut dire.

A Non, tu voulais qu’on te voie, que la province te voie, que Nemours te voie, qu’elle te voie, que JE te voie. C’est moi que tu as écrasé dans ce château.

H Tu as beaucoup d’imagination, c’est toi qui devrais écrire des romans.

La lumière se concentre sur A.

A Il finira comme l’aïeul. Celui qui a baisé une bergère de trop. Ou bu dans un verre qui n’était pas le sien. Ou pendu un palefrenier de trop. Qu’est-ce qui vaut le plus pour les gens comme Honoré, le cul d’une bergère ou le craquement des vertèbres d’un laquais ? Qu’est-ce qui met le plus en colère les gens, les paysans, les autres ? Pour quelle raison peut-on venir vous prendre une nuit à deux heures, dans votre lit ? Pour quelle raison vous conduire dans une salle en chemise de nuit ? Ils sont venus à deux heures, avec des torches, une tourbe sans esprit, sans murmure, sans rêve, mais avec un désir, une volonté. Ils étaient tout habillés de leurs vêtements de tous les jours, qu’ils n’avaient pas quittés, ils devaient tenir conciliabule dans la cuisine depuis la soirée. Ça n’ose pas, ces gens-là. Et puis les femmes pleurent, les enfants jouent mais ils ont l’air tout perdu, et les chiens ne savent plus qui sont leurs maîtres. C’est comme une tourte qui gonfle de l’intérieur, et on ne sait pas qui est la tourte. Mais ça gonfle et il faut que ça crève. Ils se battraient bien eux-mêmes, se mordraient le dos des mains jusqu’à ce que le sang exsude, se donneraient des coups de poing sur les cuisses en ahanant, peut-être en viendraient à se frapper les uns les autres en une mêlée chaotique dont la seule fin serait la mort de l’un d’eux ou un immense éclat de rire. Mais soudain un chien hurle, et tout leur sang est suspendu un instant, puis retombe en eux, une goutte de chacun dans le corps de tout le monde. Ils prennent des bâtons, ils se lèvent, vont sans bruit jusqu’à la chambre de l’ancêtre, l’arrachent de son lit comme un topinambour, en haletant, aucun mot, aucun cri, il essaie de mal le prendre, se fait jeter hors de la chambre. Sa femme reste sous la garde des femmes, qui ne disent rien non plus, mais sont là. Les enfants recommencent à jouer au pied du lit. Dehors ils le poussent, juste ça. Il tente de les prendre à part, les nomme, un par un, mais le sang est un voile sur les oreilles. Arrivé dans la grande salle, il leur échappe, se précipite vers une sortie, mais ils ne bougent même pas, qui a fermé les portes à l’avance ? Il se retourne. C’est pour recevoir un premier coup. Ils l’ont retrouvé le lendemain, battu à mort, devant la porte. Et personne ne savait qui avait fait ça. Honoré, c’est ce qui t’attend au fond d’une province.

 

Noir.

 

A Est-elle belle ?

H Comme un jour sans horizon.

A Parfois je la regarde et je ne la reconnais pas.

H C’est que la lumière tombe mal. Elle se place souvent sous une torche qui creuse ses orbites, lance l’ombre des arcades sourcilières sur ses joues, et en plus, ça danse un peu.

A Tu la décris comme un crâne.

 

Noir. Le dialogue suivant commence dans ce noir, et alors que la lumière revient lentement.

 

A Et puis Antoine est mort

H Pauvre petit con. Se lancer dans la bataille sans avoir rien compris ; payer vingt mille livres pour récupérer une douzaine de moines kidnappés par un autre moine. Pour finir ligueur tué par des ligueurs.

A Royaliste, tué par des ligueurs.

H Fiche-lui la paix avec tes mensonges. Laisse-le au moins reposer dans sa vérité, même si elle est minable.

Un silence.

A Il n’a jamais eu de chance.

H Jamais eu de chance. Ah tu as toujours le mot qu’il faut, le mot pour rire, le mot qui rassure.

A Comme si les mots avaient de l’importance

H Une erreur, voilà le mot. Antoine était une erreur Il n’aurait jamais dû naître, il n’aurait jamais dû vivre. On l’a fait naître mais on ne lui a pas laissé la moindre chance de vivre

A Une erreur. Pour le coup c’est toi qui as les mots qu’il faut. Traiter ton frère d’erreur

H Je l’aimais. C’est le seul que j’aimais. Évêque enfin la veille du jour où le parpaillot devient roi. À peine le temps de monter les marches de la cathédrale, et il faut déjà refermer les vantaux du portail.

A C’est toi qui as fait de lui un ligueur

H Tu l’étais avant moi.

A C’est pour cela que tu l’es devenu. Pour être, là aussi, meilleur que moi.

H Non, c’est pour ça que je le suis resté quand tu as cessé de l’être.

A Cesser d’être le plus jeune. Aller toujours au-delà de moi, au-delà de tout. À l’extrême. Devenir l’aîné. Tu n’as jamais rien été d’autre que ce désir, cette folie.

H Continuer ce qui ne devait pas s’arrêter. Rester fidèle.

A Tu n’es fidèle qu’à toi-même.

H Et à quoi d’autre ? À toi ?

A Tu ne connais rien d’autre à quoi être fidèle. Que toi.

H Quoi d’autre ?

A Tu ne connais rien d’autre que toi.

H Et toi tu es fidèle à ton roi. Ton roi. Comme si celui qui gouverne actuellement était ton roi, était un roi. Pour ce qu’il t’a remercié de ton ralliement.

A C’était un moindre mal.

H Il n’y a pas de moindre mal.

A Il fallait arrêter tout ce sang.

H (méditatif) Le sang (ironique) C’est bien la seule chose que l’on ne peut arrêter. Tu sais, ce curieux liquide. Tu connais ?

A La France perdait le sien.

H Le mien bouillonnait.

A Celui d’Antoine a taché le chemin de Villerest

H Ligueur tué par des ligueurs, c’est tout lui.

A Il s’était rallié au roi.

H Ce n’est pas vrai. Ne l’annexe pas à ton échec. Tu ne l’aimais pas.

A Qui l’aimait ?

H Moi

A Alors personne. Tu n’aimes que toi

H Je l’aimais.

Assez long silence

A Tiens, je vais te dire la vérité.

H Content que tu la connaisses. Ça fait au moins un.

A Tu t’imagines qu’Antoine est mort pour t’avoir imité. Je ne sais pas si cela te fait plaisir ou si tu te sens coupable ; mais c’est ce que tu crois, je le sais.

H Tout le monde le sait. Qu’est-ce que tu veux dire ? Tu cherches à me culpabiliser, c’est ta seule arme.

A Tu te trompes. C’est moi qu’Antoine a imité.

H Ben v’là autre chose. Et qu’est-ce qu’il y a à imiter en toi ? Le rien ?

A L’échec. Il n’a rien réussi.

Un silence

H C’est la seule façon de t’imiter. Tu as raison, pour une fois.

A Laisse tomber, tu ne peux pas en rajouter, pour une fois.

H hausse les épaules.

A Il n’a pas su rater. Il n’était pas aussi doué que moi pour l’échec.

Long silence. Ils se regardent longtemps, les yeux dans les yeux, puis soudain partent d’un grand rire. Les répliques suivantes seront dites dans les affres du fou rire, et au fur et à mesure les deux personnages redeviennent graves.

H Je le revois encore dans l’abbaye de la Chaise-Dieu.

A Assis sur le grand siège de l’abbé.

H Tout seul, tout seul.

A En plein milieu du chÏur.

H Sanglotant comme un enfant.

A Comme lui-même.

H Vingt mille livres, pour douze moines.

A Et souviens-toi, à Saint-Flour.

H Devant la porte.

A « Ouvrez-moi, je vous l’ordonne, je suis votre évêque »

H « Ouvrez-moi, au nom du pape, je vous en prie »

A « Je vous en supplie, laissez-moi entrer »

H Sanglotant, assis le dos à la porte.

A On les entendait rigoler en haut des créneaux.

H Les salauds !

A Les salauds.

H Le carreau d’arbalète du haut du rempart de Villerest.

 

Noir. Brutal. Un temps. Puis fondu jusqu’à une semi-pénombre.

 

A Sais-tu que tous les gens des environs, et même certains de Lyon, de Paris, ont ton livre chez eux.

A Je le sais

H J’aurais dû m’attendre à une réponse aussi vaniteuse.

H Et alors ?

A Je l’ai vu chez tous les liseurs d’alentour. Ton livre.

H Parle. Que veux-tu dire à la fin ?

A Chez tous c’est la même chose : les pages du premier volume sont cornées, son dos cassé, les coins de sa tranche écornés comme un volume dont on ne sait pas trop si on l’a fatigué ou s’il vous a éreinté.

H Pour tourner autour du pot, tu es vraiment le maître. Qu’est-ce que tu crois que j’en ai à foutre de l’état de conservation de mon livre. Tu crois que je suis quoi ? Bibliothécaire ? Conservateur des Monuments Historiques ? Tu veux que je passe mon temps à mesurer l’hygrométrie de la bibliothèque, alors que la moitié des vitres en sont cassées. Tu joues à quoi ?

A Ça vient Le premier volume, comme je te disais, est toujours abîmé. Mais les autres sont intacts Personne n’a dépassé la page 250. Tu as écrit le roman le plus ennuyeux de toute la littérature de France, voilà où je veux en venir.

H Tu veux dire le plus chiant du monde, de l’univers. Même dans l’hyperbole, tu crains toujours d’en faire trop.

A Question hyperbole, je n’ai pas une chance avec toi. C’est on domaine de prédilection. Tu as pris tout ce qu’il y avait dans la famille.

H Tiens, je vais te dire, tu as raison. Mon roman est ennuyeux. Il m’ennuie moi-même. Des volumes à n’en plus finir, des pages qui s’arrachent comme un essaim de chauve-souris autour d’un feu que l’on aurait fait dans une grotte mal aérée.

A J’ai rarement entendu métaphore plus bizarre.

H Alors c’est que toi non plus tu n’as pas lu mon livre. Je ne t’en veux pas, personne ne l’a lu. Enfin, je crois. De toute façon personne n’aurait pu, ou dû. Un festin de roi, mais qui n’en finit pas, qui ne commence jamais d’ailleurs. Les convives sont déjà endormis, ils ronflent la tête posée sur la table, les mains mollement abandonnées d’où le couteau s’est échappé. En s’effondrant ils ont renversé la saucière et la graisse coule à plein sur leur pourpoint, les petits chiens et les dogues la lèchent à leurs pieds. Moi je continue à passer les plats, sans me soucier du tout de leur appétit, de leur désir, de leur vigilance, ou même de leur existence. (Qu’est-ce que tu penses de cette comparaison-là, grand frère ?) Mes lecteurs n’existent pas, ils sont partis, ne sont jamais venus. Qu’est-ce que tu veux que ça me foute ?

A Alors pourquoi l’as tu écrit ? Pourquoi continues-tu à l’écrire ?

H Qu’est-ce que j’en sais ? Parfois je rêve que ses pages s’arrachent dans un grand tourbillon, qu’elles montent en spirale dans le ciel, et que je grimpe moi aussi, vers la lumière, aspiré dans le vortex du courant d’air qu’elles ont généré.

A Ça change des chauves-souris. Et qu’est-ce qu’il y a en haut ?

H (genre gna-gna-gna) Qu’est-ce qu’il y a en haut ? Qu’est-ce qu’il y a en haut ? Je n’en sais rien, je n’y arrive jamais et je m’en fiche. Quelle importance, ce qui compte c’est de monter, un peu plus essoufflé chaque fois, vers une lumière qu’on n’atteint jamais.

A C’est surtout tes lecteurs que tu essouffles. À quoi est-ce que cela sert ?

H Et écrire cent quarante sonnets pour une noblaillonne qui attend à peine que tu aies le dos tourné pour épouser un autre imbécile, puis débaptiser le recueil pour en faire offrande à la femme que tes parents et les siens t’ont choisie, que tu n’aimes pas, qui te déteste, et qui passe ses journées dans mon lit, ça rime à quoi, frangin ?

A Ne détourne pas la conversation. Ma vie, toujours ma vie. Tu n’as qu’elle à la bouche. Tu connais mieux ma vie que la tienne propre. Tu en connais chaque instant, de mon existence, chaque recoin de mon cerveau, ce que je veux, ce que j’ai, ce que j’ai envie de faire ou de ne pas faire, comme si tu étais caché dans les lames du parquet derrière les tapisseries, dans les joints des murs des pièces où je passe.

H Tu devrais sortir plus souvent, prendre l’air, marcher dans le parc.

A Qu’est-ce que tu sais de toi ? Qu’est-ce que tu as décidé de toi-même ? Tout ce que tu as vécu, tout ce que tu as décidé, ça a toujours été par rapport à moi. Pour moi. J’ai écrit quelques sonnets et tu as rédigé un roman sans fin. J’ai été ligueur et toi nemouriste, plus fou que moi dans les batailles. Je suis revenu à la raison, tu as continué à mettre la province à feu et à sang. J’ai épousé une femme et tu me l’as volée. Qui es-tu ? Est-ce que tu existes en dehors de moi ? Est-ce que tu existes en dehors de la haine que tu me portes ? Est-ce que tu existes ? Est-ce que je peux te toucher ?

H Non mais quel con ! Tu vas voir si tu peux le toucher, mon poing dans ta gueule.

A Tu ne peux entrer en contact avec moi que par ta haine, ta colère.

H Et alors, je choisis mes moyens. Contente-toi de savoir que je te donne une existence en te haïssant. Comment, c’est mon problème.

A Tu ne donnes l’existence à personne. La naissance, parlons-en.

H Et toi ?

A Moi, au moins je ne couche pas. Toi à t’entendre, tu passes ton temps à cela. Qu’est-ce qui te manque ? Il n’y a pas beaucoup de lumière dans tes fameuses loupes.

H Ça au moins, ce qui te manque, on le sait. Faire signer par le pape un rescrit d’impuissance. Non ne te rescris pas, c’est trop tard, c’est fait. Enfin, ça ne l’a jamais été.

A É

H Inutile de me dire que ce n’est pas vrai, que c’est pour te libérer, que tu as été obligé, que c’était le seul moyen. Je le sais bien. Je me rappelle très bien les servantes que nous troussions ensemble, et que tu n’étais pas le dernier à les fourrer. Et il ne t’est rien arrivé depuis, je le sais bien, aucun accident. Et il n’est même pas vrai que tu ne couches pas. Un rescrit d’impuissance. Avoir recours à cela, il ne faut pas être un homme de toute façon.

A Laisse tomber.

H Pourquoi ? C’est ce que tu as écrit de mieux. Parce qu’en plus, je suppose que tu l’as écrit toi-même. Pour te flageller vraiment à fond. « Rapport des médecins et chirurgiens du vingt-uniesme desdicts mois et an » Quel style ! Mais d’une certaine manière, c’est meilleur que la Diane.

A Il le fallait.

H Il le fallait, il le fallait, il le fallait, la voilà bien la parole de l’impuissant.

A Tu ne le sais pas encore, mais elle te rendra fou.

H C’est elle qui est folle.

A Mais pas de toi comme tu crois. Il n’y a qu’elle.

H Ça me suffit.

A Tais-toi, tu as peur que je parle.

H Mais tu parles tout le temps. Tu ne fais que cela.

A C’est pour elle qu’il n’y a qu’elle. Que des miroirs. Elle marche comme au long d’une immense galerie de miroirs, la tête toujours un peu tournée de côté.

H C’est pour ne pas te voir.

A Fais voiler les miroirs. Elle se regardera dans l’eau des fossés, dans les broches de sa femme de chambre, dans les couteaux ou dans les louches de la cuisine.

H Pourquoi pas dans les entrailles des poissons ou du gibier ? Tu délires.

A Elle se repaît de son image comme un dogue de chair fraîche. À la curée. Ça fait comme du sang autour de sa bouche, les crocs pleins de sang. C’est le moment où elle est la plus belle. et elle est tout le temps comme cela. Tu crois qu’elle t’aime, qu’elle te voit, qu’elle te regarde. Au travers de toi elle cherche le miroir. Tu seras moins qu’un chien, moins qu’un miroir.

Un silence. A regarde H.

A Tu ne dis plus rien, là. Tu sais déjà tout ça.

Long silence.

H J’ai brisé les miroirs.

A Et après ? Cela ne sert à rien.

H Je le sais, monsieur le rescrit d’impuissance. Mais je l’ai fait, moi.

A Moi aussi. Le rescrit d’impuissance. Justement.

H Tous les miroirs. Un à un, je suis passé dans les corridors, dans toutes les chambres, dans tous les salons. Un à un, avec une pierre, un pavé à la main calmement. Trois servantes me suivaient, avec des seaux et des balais, pour récupérer les morceaux de verre. C’est elle qui les avait envoyés. Un grand silence s’était étendu sur la Bastie. Je n’entendais que le choc sourd de la pierre sur la surface du verre. Et mon image qui volait en éclats, qui dégringolait, chaque fois. La mienne, mon image, pas la sienne.

A Elle n’a pas d’image, tu n’as pas encore compris cela, elle n’a pas d’image.

H J’avais le sentiment qu’elle pourrait encore se voir dans le bois qui apparaissait derrière le tain de la glace. Je me suis lacéré les doigts à arracher chacun des morceaux de verre, acérés comme des lames, pointus comme des piques, puis à fracasser le cadre par terre, à le piétiner. J’ai traîné des écharpes de sang jusque sur les murs de la grande salle de réception. Sais-tu que quand je suis entré dans son boudoir, elle n’a pas bougé. Devant elle, sur la table basse était posé un miroir, avec un manche en argent ciselé.

A Celui que tu lui as offert

H Je l’ai jeté sur le sol, le manche s’est détaché, mais le verre est resté intact.

A Tu le lui as offert de retour de la captivité dont elle avait payé la rançon.

H Le verre, je l’ai mordu à pleines dents, à pleines lèvres, puis j’ai pris les mâchoires du dogue et je lui ai craché les débris et mon sang dans la gueule et je les lui ai enfoncés dans la gorge avec mon poing. Il a mis longtemps à mourir, ma botte écrasait son cou et je suis resté à le regarder, des heures, jusqu’à ce qu’il ne bouge plus. Elle n’a pas fait un seul mouvement, la nuit est descendue, elle ne me regardait pas, ni le chien qui gémissait. Des domestiques sont entrés et ont allumé les bougies, ils circulaient autour de nous, comme entre des statues de cire. Comme si nous n’étions pas vraiment là, mais en faisant très attention à ne pas nous bousculer, de peur que nous tombions, sur eux peut-être, ou que nous nous cassions. Juste le gargouillis qui sortait de la gorge du chien. Elle avait le regard perdu dans le vide. Enfin, c’est ce que j’ai cru. Puis je me suis aperçu qu’elle regardait vers la base du chandelier, un endroit où le métal était aplati, et où elle pouvait encore distinguer ses traits vacillants et jaunes du cuivre au tremblement de la flamme. J’ai écrasé la glotte du chien. Il a rendu un jet de sang.

A Et alors ?

H Le lendemain j’ai aussi fait combler les douves.

A Il reste les chandeliers, les louches et les couteaux.

H Il reste mon épée, ma dague.

Un silence.

A Tu écris parce qu’on ne peut pas se miroiter dans une page imprimée.

H J’écris pour te tuer. Ça n’a rien à voir avec elle.

A Elle n’a pas d’image en dehors de mes yeux, pas d’image en dehors de mon regard.

H Ton regard

Silence.

H La regarder, c’est tout ce que tu as fait. Pendant des heures, des jours, des années.

A Oui. La regarder.

H Noyer les tiens dans ses yeux verts. Te perdre dans ses pupilles. N’être capable de rien dire.

A Rien dire.

H Rien faire.

A Rien faire. Pas même tendre la main.

H Tu recommences et elle n’est même pas là.

A Elle n’y a jamais été.

H Bien sûr que si, imbécile.

A Alors elle n’y est plus.

Silence. Jusque là ce dialogue de retombée s’est déroulé comme s’il menait quelque part. H en prend conscience.

H Qu’as-tu fait de son image ?

Il hurle et se jette sur A.

H Salaud. Pendant tout ce temps. Son image, rends-moi son image.

A Qu’est-ce que tu veux ?

H Son image. Volée. Elle la cherche. Elle la veut. Rends-la, rends-la.

A Ta littérature te monte à la tête.

Il repousse H. qui s’effondre et hurle couché.

 

Noir.

 

H s’approche du mur du fond, tendu de draps blancs. Alors qu’il a le dos plaqué contre, un film représentant Diane immense est projeté sur lui, l’image rapetisse jusqu’à se confondre avec lui, Elle reste un long moment ainsi, puis finit par disparaître en lui.

H Il écrivait lui aussi.

A Des dialogues de paix et de guerre.

H Des guirlandes en hommage aux dames d’honneur.

A Elle est la seule à y avoir échappé.

H Laisse-la tranquille, tu nous empêches de respirer.

A Personne ne t’empêche de respirer. Tu peux souffler, inspirer, crachoter, catharrer, tu ne convaincs plus personne maintenant. Tu n’es plus là. Ce que tu voulais me faire, elle te l’a fait.

 

Aboiements de chiens à la curée qui montent lentement en volume jusqu’à l’insupportable.

 

 

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