Vitesse

 

 

Ce qui va suivre n’est pas construit, juste une suite d’idées autour de la vitesse, idées personnelles, plus ou moins ; contradictoires souvent. Ce n’est jamais dans mon esprit que le prélude à une réflexion à venir sur ce sujet, quelque chose qui n’est qu’en gestation, des questions sans réponse.

 

Balmont, il n’est pas mal, mais il est lent. Mes profs ont répété ceci pendant les huit années de mon passage en lycée (ben oui, huit, je suis lent). Et, comme je ne voudrais pas donner tort à des collègues, j’avouerai qu’ils avaient raison. Il est vrai que je suis lent, lent à comprendre, lent à agir, à réagir. Une anecdote en quelques secondes pour vous faire toucher du doigt cette lenteur. Dans une bande dessinée de Gotlib, une princesse attend son prince charmant ; il se présente, mais, manque de chance, ce n’est pas le bon, il s’est trompé de conte de fées ; un autre arrive, nouvelle erreur. Ils se rendent tous les deux dans un second château, mais celle qui y habite n’est toujours pas la princesse qui leur convient, etc. Et le désordre s’amplifie en une succession de gags à répétition. A la fin, en point d’orgue, survient Leprince-Ringuet. Eh bien figurez-vous que ce dernier jeu de mots, il m’a fallu trois ans pour le comprendre. C’est tout de même un peu vexant. Et c’est toute l’histoire de ma vie.

Parfois j’ai été bien plus lent que cela. Certaines choses, j’ai mis dix ans à les comprendre, vingt. Je me souviens d’une lettre dont le sens m’avait échappé pendant sept ou huit ans : il s’agissait d’une sorte de déclaration d’amour. Remarquez, là ce n’est pas que je sois particulièrement fier, mais somme toute c’est un coup de chance  : si j’avais compris, j’aurais sûrement fait une ânerie encore pire que celle qui consistait à ne pas comprendre. Ça ne m’a pas empêché d’en faire d’autres.

Revenons à notre sujet. D’un côté, il y a moi, qui suis lent ; de l’autre notre monde qui est réputé être celui de la vitesse. Nos voitures sont de plus en plus rapides, nos ordinateurs de plus en plus performants. Nous nous marions en quelques jours et divorçons presque aussi vite. Il y a quelques années Tabarly a établi le record de la traversée de l’Atlantique Nord à la voile en solitaire en environ vingt et un jours. Il est aujourd’hui trois fois moindre, une petite semaine. Et un marin veut partir sur un type de bateau révolutionnaire pour le ramener à quatre jours. Bientôt cela ne vaudra même plus la peine de partir.

Notre civilisation est fondée sur cette vitesse croissante  : c’est la raison de l’invention du travail à la chaîne, du béton précontraint, et des autoroutes. Sans parler du téléphone, qui fait gagner beaucoup de temps par rapport au courrier. Ou du presse-agrumes électrique. Nous cherchons toujours à aller plus vite, à économiser des jours, des heures, des secondes. Il paraît même que l’histoire s’accélère et que les événements importants se succèdent plus vite sur l’axe de l’évolution de l’humanité qu’ils ne le faisaient autrefois . Là, permettez-moi de sourire d’un air dubitatif, voire de rigoler franchement. S’il est vrai que l’on va beaucoup plus vite qu’autrefois pour faire le tour du monde, pour construire une maison ou aller à son travail, il en faut toujours autant pour gagner une bataille, renverser un dictateur ou faire un enfant. Cette idée d’une accélération de l’histoire n’est qu’illusion. L’illusion de celui qui, debout au milieu de la voie ferrée, regarde le train se précipiter sur lui et a l’impression qu’il grossit de plus en plus vite. L’autre, qui s’est mis sur le côté afin d’éviter de se faire écraser, constate que la motrice est animée d’une allure constante. L’histoire n’accélère pas, elle est seulement plus proche de nous à chaque seconde. (Note : il peut être vital de faire un pas de côté.)

Vous penserez sans doute qu’il m’est difficile de me sentir bien dans cette société, puisque nos tendances internes, à elle et à moi, ceci dit en toute modestie, sont contradictoires. Comment faire quand on va lentement et que tout va vite autour de soi ? C’est parfois cocasse. Et en disant ça, je pense au pauvre gars qui attendait que je lui cède ma place sur le parking de Rallye, il y a cinq jours. Il m’a regardé monter dans ma voiture en redescendre, vérifier que la porte du coffre était bien fermée, remonter, redescendre pour récupérer la clé de contact qui était restée sur la portière, remonter, bailler deux ou trois fois, changer de chaussures, mettre le contact, effectuer deux ou trois manœuvres pour sortir de ma place, et m’en aller tranquillement. Il ne m’a pas quitté des yeux une seconde. Et, comme vous en ce moment, je pensais qu’il allait s’exciter, écumer de rage, descendre pour me menacer, partir à la recherche d’une autre place. Eh bien pas du tout  : pas un geste d’énervement, pas un coup de klaxon, pas un mot plus haut que l’autre. En fait il me regardait bouche bée, le masque de l’étonnement posé sur sa face virile de jeune cadre, j’imagine dynamique. Manifestement il n’avait jamais vu quelqu’un agir ainsi, prendre autant de temps. Il n’avait pas l’air de croire que cela existait ni même qu’une telle chose était possible. Il était, je dirais, intéressé. Il devait avoir l’impression de visiter un musée, de côtoyer un spécimen d’une espèce ancienne, disparue, d’assister à une antique cérémonie rituelle. Fasciné, qu’il était.

Permettez-moi d’évoquer ici la figure de sir XXX, un célèbre navigateur anglais du XIXe siècle. Il s’illustra dans l’exploration des mers et des terres arctiques, la recherche du fameux passage du nord-ouest entre autres. Il finit par y laisser sa vie. Si je lui rends hommage ici, ce n’est nullement par fascination pour les Esquimaux, ou le pôle Nord. C’est parce que ce brave homme se caractérisait par un esprit lent, et assez lourd pour tout dire. A une époque où l’on commençait sérieusement à chercher à gagner du temps, où l’on inventait les télécommunications, l’usage industriel de la machine à vapeur, cet homme découvrit les vertus de la lenteur, et sut s’en servir. Il utilisa sa lenteur dans son œuvre d’explorateur, là où tous les autres, au contraire, tentaient d’aller le plus vite possible. Au moment où tous recherchaient la vitesse, il inventa la lenteur (c’est d’ailleurs le titre du beau roman biographique que lui a consacré Sven Nadolny, L’Invention de la lenteur). Par exemple un soir, il se perdit sur la banquise avec quelques compagnons en essayant de regagner son vaisseau. Ils eurent beau essayer de suivre les indications de leur boussole, ils se retrouvaient toujours plus loin de leur point de départ, toujours plus isolés dans la solitude glacée. Il fit donc arrêter tout le monde et se lança dans de profondes réflexions, malgré les récriminations de ses amis. Après une nuit de méditation, il les ramena au navire. Il avait compris qu’ils se trouvaient sur un morceau de la banquise qui s’était fracturé et qui, comme il était pris entre d’autres morceaux, ne pouvait pas dériver, mais tournait en rond, brouillant ainsi tous les repères ; il avait même réussi à calculer sa vitesse de rotation, l’endroit où il se trouvaient et le chemin qu’ils devaient suivre, compte tenu de tous ces facteurs, pour retourner au vaisseau

La lenteur n’est donc pas forcément un désavantage sur le plan personnel. D’ailleurs tout cela n’a pas tellement d’importance finalement. Même si en disant cela je me doute que mon cadre dynamique, perdu dans la solitude glacée du parking de Rallye, ne serait pas d’accord. L’important n’est pas d’aller vite ou lentement, comme j’ai pu vous le faire croire jusqu’à maintenant. Cela est tout à fait secondaire. Il faut plutôt être bien dans sa vitesse, à l’aise dans la rapidité avec laquelle on doit exécuter les choses. Celui qui essaie de se presser alors qu’il est fait pour aller lentement, celui-là échouera ; à l’inverse qui voudra aller doucement bien qu’il ait l’habitude d’aller vite ne pourra pas réussir. La vitesse ne compte pas ; seul est indispensable le rythme, être en accord avec son propre rythme. J’ai compris depuis longtemps que ce que je voulais faire bien, je devais le faire lentement.

 

Quittons maintenant le plan personnel, individuel. La vitesse joue aussi un certain rôle dans l’histoire des civilisations. Il me semble difficile qu’une société où l’on va vite et une autre où la lenteur règle les rapports entre l’homme et le monde puissent être identiques. Il est impossible que leurs structures se ressemblent, impossible qu’elles soient gouvernées de la même manière. Je dirai même qu’un certain rapport à la vitesse est une des conditions de la démocratie. Je m’explique. Supposons une société où les choses vont lentement, où l’information circule difficilement, où les déplacements sont longs, comme celle du Moyen Age. Quand une décision doit être prise quelque part, dans une région, une province, un village, elle ne peut l’être que sur place. L’énoncé du problème n’a pas le temps de remonter à un centre, les alternatives ne peuvent être discutées que sur place. La longueur du temps nécessaire à la communication impose que chaque pouvoir local, devant un choix à faire, se débrouille seul. Le maire d’une ville des Pyrénées se trouvait au Moyen âge dans l’incapacité de référer à un centre, à supposer qu’il en ait existé un  : il doit décider seul. C’est là le principe de la féodalité. Une société éclatée où chacun prend ses décisions dans son coin.

La démocratie au contraire requiert une certaine vitesse. Si chacun doit pouvoir participer à la décision, il est nécessaire que l’information circule vite. Elle doit partir du point où une action est nécessaire, remonter à un centre qui la dispatche à son tour partout pour que les citoyens puissent en avoir connaissance et se faire une opinion. Cette opinion étant formulée, la décision est prise et redescend vers le lieu où elle va être appliquée, là où tout le processus a trouvé sa source. Supposons la construction d’un édifice quelconque  : un permis est nécessaire, et il doit être accordé par des représentants du pouvoir central, lequel est élu par l’ensemble des citoyens. Mais cela ne peut fonctionner que si les demandes sont susceptibles de remonter suffisamment vite jusqu’aux dits représentants et s’ils peuvent prendre leur décision et la faire connaître dans un temps correct. Le seigneur féodal quant à lui construisait son château où il voulait. Entretenir une démocratie nécessite donc un minimum de rapidité. A coups de signaux de fumée ou en crevant des chevaux de poste, cela semble difficile.

Peut-on en conclure que plus on va vite et plus la démocratie progresse ? C’est ce que l’on entend dire souvent. Les moyens d’information, la rapidité des transmissions iraient dans le sens d’une meilleure information. On saurait plus vite donc on saurait mieux. Nos décisions seraient mieux informées. Ce n’est pas sûr. Rappelons-nous la Roumanie. Le charnier de Timisoara, les heures épiques de la télévision libre, les grandes manifestations, la lutte désespérée des agents de la Securitate, les réservoirs empoisonnés dans les villages, le procès des Ceaucescu. Nous avons su/vu tout cela heure par heure, minute par minute aux moments les plus chauds. Jamais on n’avait autant collé à l’actualité, jamais on n’avait été aussi vite pour nous informer. Par contre il nous a fallu beaucoup plus de temps pour nous apercevoir qu’il ne s’était rien passé, que nous avions, journalistes en tête, étés menés en bateau par un pouvoir qui avait choisi d’assurer sa survie et son renouvellement interne sous les apparences d’une révolution populaire. Ne parlons pas du Koweit. A force d’informer vite, les journalistes n’informent plus. Ils n’ont plus le recul critique qui permet d’éviter de raconter n’importe quoi. Il faut prendre du temps si l’on veut être penser l’événement, ou même simplement le percevoir avec justesse. Un reporter, pendant la débâcle de 1940, regrettait d’être pris en plein milieu ; non pas qu’il ait peur, mais parce que de cette situation, il ne voyait rien, ne comprenait rien, ne savait pas ce qui se passait. Quelle leçon à tous nos journalistes sauveteurs de bébé ou autres mitonneurs d’actualité à chaud ! L’information rapide est rarement une bonne information.

Être informé trop vite, c’est donc bien souvent être informé mal. La démocratie y perd parce qu’elle est fondée sur la connaissance. Si l’on ne sait pas, on ne peut pas prendre la bonne décision au bon moment. Il est nécessaire de disposer d’informations exactes et complètes pour agir correctement. Paradoxalement la vitesse l’empêche là où une certaine lenteur, modérée et réfléchie, fournissait des bases solides. Mais l’information n’est pas seule en cause. Les vecteurs de décision subissent eux-mêmes les conséquences de l’accroissement de la vitesse.

Nous nous plaignons sans cesse des lenteurs de l’administration, de la justice qui est encombrée de litiges et qui les traite d’autant plus doucement que les manœuvres dilatoires sont nombreuses et habiles. Nous n’aimons pas attendre des semaines avant de recevoir un papier important et dont nous avons l’impression qu’on aurait pu le faire sous nos yeux. Nous n’avons aucune envie de patienter des mois, des années avant qu’un tribunal finisse de régler un problème de voisinage qui empoissonne notre vie. Pourtant ces retards, ce temps qui s’écoule apparemment en pure perte, c’est d’une certaine façon une garantie démocratique. C’est la garantie que quelqu’un a examiné le dossier, qu’on s’est assuré des faits, des réalités en question, et que les précautions ont été prises pour éviter tout abus. Il est plus facile de s’adresser à son beau-frère qui travaille dans l’administration, voire à tel ou tel potentat local. Mais on se retrouve ici dans un nouveau cadre féodal, les principes de la démocratie sont atteints. Et les conséquences risquent d’être importantes.

Là je viens de parler de passe-droits, mais ce n’est qu’un détail révélateur d’un mouvement plus général. Les filières de décision tendent à éviter le pouvoir central. Si la lenteur excessive constitue un obstacle au passage par le centre qu’une certaine rapidité permet, une vitesse excessive l’empêche également. Quand la communication est trop rapide, elle tend à éviter les centres de décision. Si une demande est faite, elle peut fort bien éviter le centre, elle tendra même à le faire  : les aller-retours du point de départ au point d’arrivée, la consultation, tout cela c’est du temps. Si l’on veut aller vite, il est plus rentable de chercher à obtenir une réponse directe. Ainsi se reconstitue une sorte de féodalité. La société tend de nouveau à éclater du fait de la vitesse d’information, mais aussi du raccourcissement des temps de réponse. Les décisions qui concernent une ville ou une région sont de plus en plus prises sur place. Et le centre démocratique, celui par lequel passent les décisions dans un système de citoyenneté, celui-là risque de se retrouver hors-jeu.

 

Je ne sais trop comment conclure. A moins de m’en sortir par une pirouette, j’ai peu d’idées. Comme je vous le disais, c’est seulement une réflexion qui se trouve en chemin et n’arrivera sans doute jamais (elle a le temps). A vrai dire peut-être seulement un mélange de craintes et d’espoir.

Finalement ce n’est pas celui qui est lent qui est embêté, s’il sait où il va. Nous autres, qui ne courons pas, nous adaptons d’autant mieux à la vitesse que c’est plutôt aux autres de s’adapter à la nôtre. Quel égoïsme, direz-vous. Évidemment nous savons que nous embêtons les autres, nous en sommes conscients, mais comme on est toujours le lent de quelqu’un et le rapide de quelqu’un d’autre, nous tâchons d’être raisonnables et de ne pas trop culpabiliser. On trouve toujours quelqu’un de plus vite que soi. La seule différence entre celui qui court tout le temps et moi, c’est qu’il a toujours plus de personnes devant lui que moi.

Ne croyez pas, pour finir, que je critique cette recherche de la rapidité et du gain de temps, que je la trouve mauvaise. Les avantages de la vitesse sont nombreux. Grâce à elle, entre autres, les productions de masse ont permis à tout un chacun de s’équiper de nombreux objets qui simplifient la vie - et font de gagner du temps.

 
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