Le masque

 

 

Comme nous, les Iroquois souffraient de nombreuses maladies, grippes, migraines, rages de dents, pour ne citer que les plus courantes. Huit familles sur dix vivaient en communauté dans des maisons de bois très longues et étroites qui se transformaient l’hiver en bouillons de culture microbienne. Les épidémies s’y répandaient comme des traînées de poudre, d’autant plus que la nourriture fraîche était rare, en particulier les légumes, et le régime nutritif très pauvre. A cela venaient s’ajouter les blessures reçues d’animaux sauvages ou d’ennemis. Les Indiens croyaient que toutes ces atteintes à la santé étaient provoquées par des esprits mauvais qui se cachaient derrière les rochers, dans les coins sombres ou dans les troncs d’arbres creux. Les malades devaient donc s’adresser à la False Face Society, la Société du Faux Visage, du Masque, une confrérie de guérisseurs présente dans tous les villages. Personne ne connaissait l’identité de ses membres, tous des hommes, hormis une ou deux vieilles femmes qui avaient la garde des masques.

Pourtant, l’Iroquois ne recouvre pas son vrai visage d’un faux pour le cacher, comme on pourrait le penser. Certes son appartenance à la Société est secrète, et le masque présente l’avantage pratique de préserver l’anonymat do celui nui le porte. Mais cette fonction de camouflage n’est qu’un détail : l’essentiel réside dans la transformation que le masque effectue. En le portant, l’Iroquois cesse d’être un membre de la tribu comme un autre et se métamorphose en un sorcier, un medecine-man, un puissant guérisseur; il n’appartient plus alors à la vie quotidienne, mais prend part au sacré, à l’invisible. S’il s’est masqué, c’est moins pour ne pas être identifié que pour être reconnu en tant que chaman. Le masque montre plus qu’il ne cache, découvre plus qu’il ne recouvre, révèle plus qu’il rie dissimule.

Pourquoi donc les Iroquois se masquaient-ils le visage pou guérir les maladies, étant bien entendu que le pouvoir curateur provenait du masque lui-même ? Comment le port d’un masque suffisait-il à transformer un Dupont iroquois en sorcier ? Cela est assez obscur, mais la puissance du masque est bien réelle. Et malheur à l’Iroquois qui ne traitait pas le sien comme il lui avait été prescrit, négligeait de lui enduire régulièrement les lèvres de graisse et de lui offrir des pincées de tabac et de la bouillie de maïs ! Le masque se retournait contre lui et lui envoyait les maladies qu’il essayait de quérir. De toute façon. On n’entrait pas comme cela dans la False Face Society : il fallait avoir été, en rêve, appelé par un esprit. Celui-ci enseignait au dormeur la manière de fabriquer le faux visage qui lui donnera les pouvoirs d’un guérisseur, ainsi qu’une chanson. Le lendemain matin, l’homme qui avait été visité en rêve se rendait auprès de l’une des vieilles femmes qui avaient la garde des masques et lui racontait ce qui lui était arrivé dans son sommeil. Celle-ci arrangeait pour lui une rencontre avec les membres de la Société auxquels ii répétait son rêve, afin qu’ils puissent l’interpréter et décider s’il était digne de se joindre à eux.

Plusieurs jours s’écoulaient avant que l’homme ne reçoive une réponse. Si elle était positive elle consistait en deux petits masques accrochés à un des montants de sa porte : hauts de dix centimètres, ils avaient, comme tous ceux de la False Face Society, le nez cassé et la bouche distordue : du clou pendait également un sachet contenant quelques grains de tabac. L’Indien devait alors fabriquer son propre masque en respectant les indications données par l’esprit qui lui était apparu en rêve. Une fois ce travail réalisé, il devait encore passer de longues heures à apprendre par cœur les chansons et les rituels de la Société. Il n’était donc pas à la portée de tout un chacun de porter un masque. Et cela se comprend d’autant mieux que, s’il est révélé par le rêve, le masque a été inventé par le mythe, au moment où le Grand Esprit, après avoir créé le monde, en fait le tour, comme tous les démiurges, pour s’assurer que tout est en ordre.

Arrivé au bout de la terre, il y rencontre un étranger, qui s’est installé là comme chez lui. Quelque peu estomaqué, il lui demande ce qu’il fait en ce lieu, et de quel droit il s’y est établi. L’autre, faisant preuve d’un solide aplomb et de capacités logiques assez développées pour une époque aussi reculée, argue du droit du premier occupant et rétorque que c’est sa terre à lui puisqu’il l’habite depuis qu’elle a été créée. Le raisonnement est difficilement réfutable en toute bonne. foi, et, comme on peut s’y attendre, les deux interlocuteurs discutent à en perdre le souffle. Ils se décident finalement à régler la dispute par un concours : celui des deux qui réussira à faire venir à lui une montagne, le monde lui appartiendra.

L’étranger secoue son grelot, fabriqué dans une carapace de tortue, ordonne à une montagne lointaine de s’approcher. Et. la voici qui fait quelques pas hésitants, s’avance lentement, dans sa direction. Ce que voyant (il n’en espérait sans doute pas tant, il est le premier surpris de son pouvoir), il se retourne vers le Grand Esprit pour le narguer. Et il commet là une grave erreur, car le créateur, plus puissant que lui, et pas très honnête, profite de son inattention, pour commander à la montagne de venir instantanément se poser à côté de l’étranger. Celui-ci sent bien qu’il se passe quelque chose d’anormal. II se retourne pour s’en assurer, et commet sa deuxième erreur : son visage s’écrase contre le flanc de la montagne, l’impact brise son nez et tord sa bouche de douleur, avec une telle violence que cette mimique se grave pour toujours dans la chair de son visage.

Pourtant, puisque l’étranger a du pouvoir, le Grand Esprit, très ennuyé par une histoire de maladies (qu’il a lui-même créées), et d’autant. plus disposé à déléguer ses responsabilités dans cette affaire, lui confie la charge d’en déharrasser la terre et de venir en aide aux chasseurs et aux voyageurs. L’étranger accepte, à la condition expresse que les hommes sculpteront des masques le représentant, l’appelleront Grand-Père, et feront des offrandes de tabac et de bouillie de maïs en son honneur. Comme on le voit, le mythe explique le masque, les rituels de la société secrète et son utilité; mais en même temps, et à l’inverse, chaque fois qu’un Iroquois place sur son visage le masque du guérisseur, il redevient l’étranger. le contemporain de la création du monde qui a osé défier le Grand Esprit. Ce qui ne répond toujours pas à notre question : qu’y a-t-il dans le masque qui lui permet de soigner les blessures et de guérir les maladies ?

Il y a la mort ; un masque, c’est de la mort, un morceau de mort.

La mort d’un arbre d’abord. Voici comment le profane, une fois accepté par la False Face Society, procédait à la fabrication de son masque. Il se rendait dans les bois pour y choisir un arbre adéquat, c’est à dire vivant et plein de sève. Ceci est essentiel : en effet il s’agit de tuer, et les lois du combat, du meurtre, exigent que le vaincu s’y soit présenté en pleine Forme; pour une raison de fair-play bien sûr, mais aussi, et surtout, parce que le but recherché dans ce genre d’affaire est toujours l’appropriation de la force, de l’énergie, de la vie de l’adversaire abattu. L’Iroquois rendait visite à son arbre trois jours de suite et brûlait du tabac à son pied : ii soufflait, également de la fumée dans ses branches, et lui demandait par avance pardon du crime qu’il, se préparait, à commettre. Puis il arrachait une partie de l’écorce, sculptait grossièrement l’esquisse de son masque à même le tronc et, parfois en abattant l’arbre, découpait la partie entaillée. Il s’écoulait parfois une dizaine d’années avant que cette dernière opération ne soit effectuée, et la croissance de l’arbre ajoutait encore à la déformation des traits du faux visage. Le travail de sculpture était terminé à la maison, où avait lieu également la finition, polissage et peinture.

Un masque iroquois représente donc la torture et, souvent, la fin d’un arbre. Mais ta matière dont il est fait rie suffit pas à évoquer il y faut ajouter son immobilité. Cette face horriblement déformée présente aujourd’hui les mêmes traits que ceux qu’elle avait le jour où elle a été sculptée ; son expression n’a pas changé depuis. Elle est restée identique, arrêtée, figée comme celle d’une dépouille mortelle que paralyse la “rigor mortis”. L’Iroquois nie le visage que la nature lui a donné, y colle une peau morte. Porter un masque, c’est donc remplacer un visage mobile par un autre figé, transformer une face vivante en une morte, on peut parler de suicide symbolique.

Cependant l’homme masqué, l’Indien qui porte ce symbole de mort est bien vivant: et il exalte, dans la danse, son corps et. sa vie. de maniére frénétique. Lors des cérémonies de guérison, les membres de la False Face Society entrent dans la longue maison du malade en file indienne et, marquant le pas, ils agitent. en rythme leurs grelots en carapace de tortue. Un dus membres éteint le feu, de manière à ce que tous puissent prendre les cendres dans leurs mains et les répandre sur la tête des personnes qui composent l’assistance. Un nouveau feu est construit et les danseurs s’assoient autour, sauf le spécialiste de la maladie à guérir qui fait le tour du cercle en leur versant de la cendre sur la tête. Quand il est revenu à son point de départ, tous se lèvent, entonnent le chant de danse de la Société et commencent à sautiller sur place en formant une ronde. Après deux tours le rythme s’accélère et le chant laisse place au silence. Le cercle éclate brusquement, et les danseurs se précipitent sur les membres de l’assemblée en hurlant, en leur agitant leurs grelots sous le nez, quand ils n’en frappent pas tous ceux qui se trouvent à leur portée. Puis ils reforment la file indienne derrière le leader, qui lui donne la forme d’une spirale ; les danseurs se déplacent alors lentement, en développant leur pied du talon aux orteils. Quand la spirale s’est resserrée à tel point que personne ne peut plus faire un mouvement, les grelots sont vigoureusement agités pendant un instant, puis un concert de grognements se fait entendre. Le groupe compact explose alors et chaque danseur se précipite d’un coin d’un coin à l’autre de la pièce, faisant mine de chercher fiévreusement un objet perdu, et quitte soudain la maison, disparaît ; quand tous sont partis. la danse est terminée.

Il s’agit ici à la fois d’un rite et d’un spectacle comme on en rencontre dans ìe monde entier chaque fois qu’un masque est porté. Pensons aux clowns Zuni, une autre tribu indienne, qui se jettent dans les Jambes des danseurs sacrés et les imitent. de façon burlesque afin d’alléger la tension née de la cérémonie; ou à Ayoko, masque de la société Gédélé des Yoruba du Nigéria, qui danse monté sur des échasses et accomplit des acrobaties compliquées que le public applaudit ; de ce type de rites provient également notre théâtre, à l’origine duquel on devine des monômes en l’honneur de Dionysos formés il y a trois millénaires par des paysans au visage barbouillé de lie de vin. Pour en revenir à la cérémonie iroquoise, on y trouve tout ce qui fait la vie : la violence et le calme, le rire et la peur, la communauté et son éclatement. Le masque est symbole de mort, mais ii est porté par un corps qui s’affirme vivant.

Ce paradoxe nous en livre la clé et permet d’entrevoir l’origine de son pouvoir : le masque concrétise, rend visible la frontière entre la vie et la mort. Il illustre le moment où le vivant meurt (et c’est l’action de se masquer) et où le mort redonne la vie (et c’est le premier pas de la danse), l’instant incompréhensible où le mouvement et l’immobilité s’engendrent réciproquement, la portion de temps, ou plutôt d’éternité, où vie et mort se confondent. C’est ainsi qu’il guérit : les danseurs entraînent le malade dans un monde où toute opposition, toute contradiction est dépassée, transcendée, dans l’au-delà où sa maladie ne compte plus ; puis ils le rejettent dans l’univers de son quotidien la maladie est restée dans ce « là-bas » symbolisé par le faux visage. Fabriquer un masque et le porter, c’est geler la vie. Figer le mouvement et, de cette mort, de cette immobilité, tirer une danse, une renaissance, la guérison.

II n’a jusqu’ici été question -ou presque- que du masque de la False Face Society, ceci afin de nous éviter un trop long voyage sur les sept mers et les cinq continents, et à travers l’histoire humaine tout entière. Dans toutes les contrées, à toutes les époques, comme j’ai voulu le montrer par quelques brèves notes, le masque est présent et remplit la même fonction que chez les Iroquois (si l’on veut bien en excepter les pasteurs nomades, qui le connaissent peu, voire pas du tout, car il est relie à l’agriculture, à la mort de la graine d’où nait la plante, et au cycle de la lune, qui n’ont guère d’importance pour eux.) Nous-mêmes, hommes modernes, n’habitons plus de longues, mais de hautes maisons ; nous n’y vivons plus ensemble, mais séparés par de multiples cloisons; s’il nous arrive rarement d’être piétinés par un troupeau de bisons nos buffalos automobiles nous blessent aussi sûrement que les anciens ongulés de la prairie. Et dans notre civilisation de haute technologie, la maladie et le masque sont restés.

Connaissez-vous Max Headroom ? Il présente une émission de variétés sur Channel Four, le Canal Plus de la télévision anglaise, annonce les clips et interviewe les vedettes. Lui-même est une star, reçoit du courrier, y répond parfois, est interviewé, et présente, sur écran, des festivals de musique. Sur écran, la précision est d’importance : personne n’a jamais vu Max Headroom ailleurs qu’en vidéo ; car, malgré sa très forte personnalité, à base de vanité et de paranoïa extrêmes (« personne ne m’aime », « Les clips ne sont que des pauses entre mes interventions »), Max Headroom n’existe pas. Voici son secret : un acteur quasi-inconnu, Matt Frewer, joue son rôle ; on le filme. L’image obtenue est exploitée par deux spécialistes des effets vidéos, elle est géométrisée (les cheveux surtout), le mouvement est robotisé, de nombreuses bavures techniques sont volontairement mises en place (bégaiements, sauts d’image, mauvaise synchronisation du son, mimiques qui se figent). Ainsi danse cet homme-tronc, dans une chorégraphie de tics et de simili-pannes, afin que le téléspectateur n’oublie jamais qu’il n’a pas devant lui un être humain, mais un artefact, un bidouillage vidéo-informatique, un masque enfin, sous lequel il y eut à l’origine un visage d’homme qui a maintenant disparu, recouvert par la télévision et sa technologie.

Car Max Headroom est un masque. Il en a le visage figé seuls sa bouche et ses yeux bougent, tout le reste est immobile dans sa géométrisation outrancière. Du masque il a aussi le pouvoir de passer par-dessus les tabous sociaux. De même que l’Iroquois, à l’abri de son faux visage, avait le droit de frapper les membres de sa tribu, voire ses proches, le présentateur de Channel Four, quand il accueille une star de la musique, conduit l’interview d’une façon qu’aucun présentateur humain ne pourrait se permettre. il commence par exemple à lui parler de chaussures, baille à se décrocher la mâchoire dès que l’autre essaie de le ramener sur un terrain plus intéressant et finit par s’endormir sur, l’écran rie télé où il trône tandis que le chanteur adulé du publié se demande ce qu’il est venu faire dans cette galère et comment en sortir, l’air horriblement gêné sous l’œil des caméras.

Nulle part et en aucun lieu le masque ne peut aller sans mythe. Channel Four a donc tourné un film d’une heure qui raconte aux téléspectateurs médusés l’histoire de Max Headroom. Un présentateur do télévision, Edison Carter (joué, à visage découvert, par Matt Frewer), est kidnappé par un gang de punks-savants fous à crêtes d’Iroquois. La chaîne, privée de son présentateur vedette, se trouve dans l’obligation d’en créer un double synthétique ; c’est une image mentale d’Edison Carter qui donnera son nom à ce dernier : juste avant de mourir, il voit à l’entrée d’un parking un panneau qui indique « Hauteur Limitée », en anglais « Max Headroom ». Plaisanterie ? Ce n’est pas sûr.

Il est significatif que dans le mythe iroquois comme dans le téléfilm anglais le masque naisse de la perte de conscience consécutive à la douleur ou à la mort il vient au jour au moment où la conscience bascule, où le Moi s’interrompt, car c’est sans doute dans ces instances mentales que trouvent leur origine les contradictions qu’il est chargé de résoudre.

Il est un mythe largement répandu en Afrique, auquel je suis très attaché et que je tiens à évoquer pour finir : le premier masque est apparu dans la déchirure primordiale, c’est-à-dire au moment même où le monde a été créé par la séparation du Ciel et de la Terre. Il opère donc, de manière cosmique la réconciliation des éléments chtoniens et ouraniens contradictoires ; du fait qu’il nait entre les deux, il est double et participe à la fois des deux natures. Mieux, il représente la solution au cœur-même du problème. Ceci reprend la fonction qu’il remplit chez les Iroquois, où il réunit dans une même immobilité dans une même danse, la vie et la mort. Pour cette raison il est, dans le monde entier et de toute éternité, associé aux cérémonies funéraires (rappelons-nous les masques mortuaires de Toutankhamon et d’Agamemnon), à l’agriculture et, bien sûr, à l’initiation (un seul exemple parmi une multitude: les Indiens Hopi enseignent à leurs enfants le mythe fondateur des Kachinas en les forçant à affronter, dans une salle souterraine, des hommes masqués).

Ensuite, comme dans l’exemple de Max Headroom c’est la télévision elle-même qui fonctionne comme un masque, voici que dans le mythe africain notre terre, notre monde apparaît comme un faux visage surgi entre les lèvres du néant : c’est nous, notre monde qui sommes nés de la fissure originelle sous la forme d’un masque. Aussi convient-il (troisième leçon de ce mythe, sans cloute son enseignement essentiel) d’être extrêmement prudent quand on décide de sou1ever, d’arracher un faux visage pour voir le vrai. Sous le dernier masque nous pourrions bien ne rencontrer que le vide.

 
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