A propos de “La Trahison des images” de Magritte

 

Le tableau de Magritte, daté de 1929, dont il est question dans le titre est l’une des œuvres les plus célèbres du xxe siècle. Ceci n’est pas essentiellement dû à ses qualités techniques, ou picturales, ou esthétiques, bien que ces dernières jouent indéniablement un rôle dans ce succès. Le tableau représente, de manière absolument réaliste, une pipe au tuyau recourbé et au fourneau vide, vue de profil, et par un regard placé très légèrement au-dessus. Elle n’est posée sur rien, entourée d’aucun support ou contexte. Elle se trouve simplement peinte devant un fond bistre, jaune-vert, qui peut avec quelque imagination, évoquer un papier et sur lequel elle ne porte aucune ombre. La lumière vient classiquement d’en haut à gauche. Si cette œuvre est l’un des plus intrigantes du siècle précédent, c’est à cause de la légende, écrite sous le dessin en caractères scolaires : « Ceci n’est pas une pipe. »

 

La question porte évidemment sur le sens de cette phrase. En effet le dessin en dessous de laquelle elle est inscrite représente sans aucun doute possible une pipe. Il n’y a aucune surprise, aucune astuce ; la perspective est simple, la lumière également ; la « platitude » de la technique employée confronte sans issue possible le spectateur au scandale de la négation. Contrairement à la plupart des tableaux de Magritte, qui utilisent le thème du double (un paysage partagé entre le jour et la nuit, une perspective urbaine qui poursuit celle d’un tableau posé devant une fenêtre, le profil d’un oiseau dont la texture/substance est un ciel nuageux, etc.), ici la duplicité ne tient en aucun cas au graphisme lui-même, encore une fois particulièrement simple. Le jeu du double a lieu tout entier entre l’image et la légende.

Ce thème passionna d’ailleurs Magritte, qui y revint au moins deux fois sous le même titre en 1952-1953 et une dernière fois en 1966, de manière plus complexe, en une « mise en abyme », sous le titre Les deux mystères. La pipe est par ailleurs chez le peintre surréaliste (qui déclara de manière tout aussi énigmatique “la poésie est une pipe”) une image récurrentei, évocatrice de chaleur et porteuse de connotations sexuelles.

 

Comment, dès lors, expliquer cette contradiction non pas apparente, mais bien réelle ? Un éclaircissement, assez généralement accepté, est que ce n’est pas une pipe parce que c’est l’image d’un pipe. L’objet n’est pas présent sur le tableau, mais seulement une représentation. Il ne faut donc pas confondre le référent, la partie du monde concret, l’extrait de la réalité matérielle à laquelle renvoie le langage, avec le langage lui-même, avec le signe qui désigne. Magritte lui-même a produit une explication allant dans ce sens : “La fameuse pipe, me l’a-t-on assez reprochée ! Et pourtant, pourriez-vous la bourrer, ma pipe ? Non, n’est-ce pas. Elle n’est qu’une représentation. Donc, si j’avais écrit sous mon tableau “Ceci est une pipe.”, j’aurais menti.ii” On ne peut pas ne pas remarquer que dans ces phrases le peintre surréaliste semble présenter des excuses, qu’il répond, comme il le dit dès les premiers mots, à des reproches comme s’il se rétractait.

Le principal problème de ces textes n’est pas qu’ils ne fournissent pas une explication satisfaisante de ce tableau et de l’étrange discordance qui existe entre l’image et le texte. Au contraire, le problème de ces textes est qu’ils expliquent absolument, fournissent une explicitation parfaitement claire de la contradiction. Rien n’est laissé dans l’ombre et l’incompatibilité entre l’image et la légende se dissout dans l’opposition entre le référent et le signe. Elle n’était qu’apparente.

C’est justement cela qui est décevant. Nous nous trouvions devant une contradiction proche de l’absurdité, et nous voici avec un cours de linguistique sur l’arbitraire du signe. Le texte de Foucault, la palinodie de Magritte, semblent avoir pour but de réduire le scandale créé par l’impossible réconciliation entre image et légende. Il s’agit, au prix de cette déception, de ramener dans l’ordre de l’acceptable ce tableau qui défie, comme l’on dit, le « sens commun ». Le meilleur témoignage de cela est sans doute que devant ce tableau beaucoup éclatent de rire ; manière de fuir l’angoisse sans doute, ce rire « le propre de l’homme » ne peut que disparaître devant l’explication commune. Il n’y a là plus rien de drôle, ce qui ne laisse pas d’être dommage.

De plus le graphisme du tableau nous empêche d’accepter une explication relevant de l’arbitraire du signe. Elle reprend en effet clairement le dessin des images scolaires utilisée pour apprendre à lire. Sur celle qui illustrerait la lettre P, on pourrait lire, en dessous de la représentation de la pipe, le mot « pipe » (ou en dessous de la représentation d’un homme à chapeau melon le mot « papa »). Magritte, en particulier entre 1928 et 1930, a d’ailleurs longuement joué à ce genre de jeu, mettant en rapport une image et une légende sans aucun rapport apparent, comme dans La Clé des songes, tableau de 1930 ; ou remplaçant une image par le mot qui désigne l’objet qu’elle représente ; ou d’autres jeux. La violence de la mise en relation contradictoire pourrait donc s’entendre comme une mise en cause de l’école, de l’apprentissage de l’écriture et de la nomination telle qu’elles s’y pratiquent.

 
1930

Pourtant Magritte met rarement en cause dans ses tableaux ou ses écrits une institution. Ce n’est pas un « peintre engagé ». Il serait donc plus intéressant, quoiqu’absolument non concluant, de comparer ce tableau à un koan zen. Ces histoires mettent en scène un maître et un disciple. Le premier pose une question sans réponse possible au second. Par exemple : « Quel est le bruit que fait une main qui applaudit ? ». Ou bien, montrant une canne de bambou : « Si tu dis que ceci est une canne de bambou, alors tu en figes la réalité et tu la fausses ; si tu dis que ce n’est pas une canne de bambou, tu te trompes ; comment nommeras-tu cet objet ? » Le but de ce questionnement n’est pas d’aboutir à une réponse qui apprendrait au disciple quelque chose objective sur le monde. Mais que par la méditation sur l’impossible question, ces derniers apprennent quelque chose sur eux-mêmes et parviennent à l’illumination bouddhique, la claire compréhension (pour le dire vite).

La Trahison des images ressemble donc à un koan zen. Le peintre, ou plutôt son tableau, comme le maître chinois, pose à ses disciples, nous, ses spectateurs, une question impossible ; ou plutôt une série de questions qui tourne en rond entre les deux termes de la contradiction, l’image et le texte. Si ce n’est pas une pipe, qu’est-ce que c’est ? Pourquoi écrire que ce n’est pas une pipe, alors que cela ne peut être rien d’autre ?

Je ne veux nullement dire que Magritte, d’ailleurs apparemment peu attiré par les spirtualités extrêmes-orientales, a voulu créer/représenter un koan zen. En revanche on peut considérer ce tableau comme un koan zen, dont la méditation peut amener à une révélation intérieure. Mais ceci à condition d’accepter le scandale constitué par la contradiction. Si l’on en reste à la théorie de la séparation du signe et du référent, alors ce travail est impossible et il n’y a rien à apprendre de ce tableau. Pour qu’il devienne intéressant, il est nécessaire d’accepter la contradiction absolue entre texte et image comme une donnée simple, pure, non interprétable. Le sens du tableau est son non-sens, ce n’est qu’à ce prix qu’il existeiii.

Par ailleurs ailleurs Magritte n’a-t-il pas écrit que « dans un tableau, les mots et les images sont de la même substance » ? Or l’explication que nous renvoyons en doute aujourd’hui considère justement comme le fond du tableau le fait que texte et image ne sont pas sur le même plan, puisque le texte désigne justement l’image comme image.

 


 

i Comme l’oiseau, le chapeau melon, la feuille, etc.

ii Cité dans le CD-Rom Le Mystère Magritte, avec des extraits d’une émission télévisée où Magritte développe, avec un fin sourire, le même thème.

iii On comprend bien qu’il ne s’agit pas ici d’avoir « raison », de dire le dernier mot sur ce tableau, mais de tenter de lui rendre sa force. Le bon sens a raison peut-être, mais son explication ôte au tableau son énergie et le pouvoir de fascination qui en constituent le cœur.

 

 

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