“Tsiganes”

 

Les Tsiganes, ou comment les appeler ?

J’ai choisi, dans le titre de ma réflexion, de les appeler « Tsiganes ». En grande partie, parce que c’est le seul mot qui se retrouve tel quel dans toutes les langues. En français, mais aussi en anglais, en allemand, en Italien (Zingari) et dans les langues slaves, même si ça ne s’écrit pas pareil. C-I-G-A-N, Cigan, un Tsigane. Le mot est également devenu un nom propre : vit à Saint-Étienne un assez bon peintre nommé Serge Tsiganov, et nous savons que l’ex-épouse de l’ex-président de la République (pour être plus clair, je parle de Cécilia) avait pour nom de jeune fille Ciganer. Le mot Tsigane viendrait, c’est l’opinion générale, du mot grec byzantin Athinganos. Ce mot désignait une secte manichéenne dont les membres ne touchaient en aucun cas à la viande, ni au sang, ni au vin. J’avoue ne pas bien voir le rapport. Selon une autre étymologie, il pourrait provenir aussi du nom Σιγύνναι/Sigynnai, employé en 485 av. J.-C. par Hérodote pour désigner un groupe de forgerons nomades circulant en Europe à bord de chariots attelés à des chevaux. Sauf que les premiers Tsiganes sont arrivé au Moyen Orient aux alentours du IXe siècle après J.-C. Pas très convaincant non plus, donc.

Toujours est-il qu’en décembre 2008 des associations se regroupent dans l’Union Française des Associations Tsiganes, dont je cite la déclaration d’intention : « L’UFAT est une association de droit français. Elle est conçue pour respecter et mettre en valeur le patrimoine, l’héritage et les valeurs de notre peuple, au premier rang desquelles figurent le respect des parents et des anciens, la protection de nos familles. Nous savons, et nous le voulons, que la transmission de ce patrimoine doit se faire en relation avec la société française toute entière. »

 

Mais ce n’est bien sûr pas le seul nom qui désigne ce peuple : Bohémiens, Roms, Kalés, gens du voyage, Gitans, Sintés, Manouches, Romanichels, Nomades, Égyptiens, Romungrés, Nouchs, Maramians, Vlax, etc. Certains sont des endonymes (Roms, Manouches), des noms par lesquels les peuples se désignent eux-mêmes ; d’autres des exonymes, noms par lesquels les autres les désignent, comme Tsiganes ou Égyptiens. Chacun d’eux est intéressant et révèle quelques idées à leur sujet. Je vais en examiner quelques-uns.

Le mot Égyptiens, par exemple, est employé depuis le XVe siècle, date de leur arrivée en France ; on le trouve chez Molière, où des filles, dans L’Avare, ont été enlevées par des gens de ce peuple (stéréotype du Tsigane kidnappeur d’enfants). Esméralda, dans Notre-Dame de Paris, est nommée par Victor Hugo « l’Égyptienne ». C’est une désignation archaïque, me direz-vous. En fait non. Cette manière de désigner les Tsiganes est restée en anglais, avec le mot « gypsy ». C’est également l’origine du mot « Gitan », qui vient de l’espagnol « Gitano » et désigne les Tsiganes ibériques. C’est donc une mauvaise traduction qui a intitulé en français le film du Yougoslave Émir Kusturica Le Temps des Gitans. En revanche je ne peux entendre ce mot, Gitans, sans penser au Romancero gitano de Federico Garcia Lorca.

 

L’Épouse infidèle

Je l’ai emmenée aux rives du fleuve, croyant qu’elle était demoiselle, mais elle avait un mari.

C’était la nuit de la St-Jacques, et presque comme des fiançailles. Les réverbères se sont éteints, les grillons se sont enflammés. Aux derniers tournants des ruelles, j’ai touché ses seins endormis et ils se sont ouverts à moi comme des bouquets de jacinthes. L’amidon de son jupon sonnait à mon oreille, telle une pièce de soie lacérée par dix couteaux. Sans lueur d’argent à leur cime, les arbres ont grandi, et un horizon de chiens aboyait très loin du fleuve.

Par-delà les mûres sauvages, les ajoncs et les aubépines, pour poser le buisson de ses cheveux, j’ai fait un trou dans la terre meuble. J’ai ôté ma cravate, elle a quitté sa robe. Moi le ceinturon de mon revolver, elle ses quatre corsages. Ni les tubéreuses ni les coquillages n’ont le teint plus délicat, et les vitres sous la lune ne brillent pas de cet éclat. En feu d’un côté, de l’autre de glace, ses cuisses m’échappaient, comme des poissons effrayés. Cette nuit-là, j’ai parcouru le meilleur de mes chemins, monté sur une pouliche de nacre, sans bride et sans étriers. Je suis un homme, je ne puis donc répéter les paroles qu’elle a prononcées, les lumières de ma raison me contraignent à une grande discrétion. Je l’ai ramenée du fleuve, sale de baisers et de sable. Les épées des iris luttaient contre le vent.

J’ai agi comme je suis. Comme un gitan authentique. Je lui ai offert une grande corbeille à ouvrage en satin paille. Et j’ai refusé de tomber amoureux, car bien qu’elle eût un mari, elle m’avait dit qu’elle était demoiselle lorsque je l’ai emmenée aux rives du fleuve.

 

Mais les gitans ibériques se nomment eux-mêmes kalés, les noirs, « teint brun de verte lune » dit Garcia Lorca.

Revenons au nom Égyptiens ; d’où vient-il ? On croyait au Moyen Âge que les Tsiganes arrivaient d’Égypte, de la Petite-Égypte. Personnellement je ne connais que la Haute et la Basse Égypte. La petite-Égypte, c’est un peu n’importe quoi, et surtout n’importe où. On a même voulu voir dans les Gitans des descendants des prêtres d’Isis. Et tant qu’on y était la résurgence des dix tribus perdues d’Israël. Ou un peuple condamné à errer parce qu’un de ses représentants avait forgé les clous de la croix du Christ.

La désignation « Bohémien », quant à elle, très ancienne également, évoque la région tchèque de Bohême et fait allusion au fait que les Tsiganes sont nombreux en Europe centrale, car ils sont arrivés de là en Europe occidentale, venant d’Inde du Nord-Ouest par Byzance et la Roumanie. Certains disent que ce nom provient plus précisément du fait que les Tsiganes arrivaient au XVe siècle en Europe de l’Ouest avec des lettres de protection de Sigismond, empereur du Saint-Empire, roi de Hongrie et de Bohême. Ainsi des groupes sont signalés porteurs de ces saufs-conduits à Châtillon-sur-Chalaronne et Mâcon vers 1420. Ce que l’on constate ici pour la seconde fois, c’est que les Tsiganes sont désignés du terme qui est utilisé pour un autre peuple. Comme s’il n’existaient pas en tant que tels. Ou plutôt comme si ces gens semblaient un tel mystère que l’on cherchait à tout prix à leur assigner une origine, et qu’on était bien obligés de bricoler dans ce domaine.

Au XVe siècle on les nommait également « Éthiopiens » ou « Sarrazins ». Ce mot désignait à l’époque, au-delà des musulmans, tout non-chrétien y compris les Grecs et les Romains de l’Antiquité, c’est dire que ça ne voulait pas dire grand chose. Les Sarrazins, c’était les autres, religieusement, géographiquement, historiquement.

Mais les linguistes ont étudié le romani (la langue parlée par la plupart des Tsiganes, mais pas tous) et ils ont découvert que c’est un dialecte du sanskrit, le langage sacré du nord de l’Inde. Il est donc aujourd’hui globalement reconnu que les Tsiganes viennent d’Inde du Nord-Ouest, et qu’ils l’ont quittée peu avant l’an mil. Mais ça ne nous avance pas à grand chose puisqu’on ne sait pas pourquoi ils en sont partis. Et puis… depuis le temps qu’ils en sont partis… D’ailleurs il est étrange que ce déracinement collectif, toujours un événement traumatique et/ou glorieux (on ne part jamais de chez soi par plaisir mais parce qu’on y est forcé, et on déguise éventuellement ensuite ça en guerre de conquête, ce que les Tsiganes n’ont pas fait), que ce déracinement donc n’ait laissé aucune trace dans leurs légendes, leur mémoire collective. Nous voyons en eux des Indiens, mais eux ne se voient pas de rapport particulier avec l’Inde. De toute façon, ils n’envisagent pas d’y retourner. Au fond quel intérêt autre qu’intellectuel présente la découverte de cette origine ?

D’autant plus qu’au fond, si on y réfléchit bien, les Tsiganes sont aujourd’hui, et depuis la fin de l’Empire romain, les seuls véritables Européens.

Le terme généralement employé aujourd’hui pour désigner les Tsiganes est « Roms ». Il signifie en romani « époux ». Mais il ne désigne qu’un peuple particulier parmi les Tsiganes. En clair tous les Tsiganes ne sont pas Roms. Et même certains refusent d’être désignés ainsi. On dirait que la désignation de l’ensemble des Tsiganes par ce mot correspond à une prise de pouvoir d’un groupe sur les autres. D’ailleurs a été fondée en 1971 l’Union Romani Internationale, pour représenter l’ensemble des Tsiganes, sous le nom de Roms. Il y a même un drapeau.

Quelles sont donc ces autres nations tsiganes que l’URI prétend représenter ?

Il y a par exemple les Yéniches, qui ne parlent pas romani, n’ont pas du tout le « type Tsigane », mais à celui des habitants des pays ou des régions dans lesquels ils vivent, souvent l’Allemagne, l’Alsace ou la Suisse alémanique, et que l’on surnomme parfois pour cette raison « tsiganes blancs ». Leur origine est obscure, et il n’est pas sûr que toutes les familles yéniches aient la même. Le mot « Sintis » désigne un autre groupe des régions germanophones, dont les membres ne sont pas non plus à proprement parler des Roms. Les Yéniches et le Sintis ont bien sûr été les premiers touchés par la « Grande Dévoration » nazie, le génocide des Tsiganes qui en a tué entre 200 000 et 500 000. Cette dernière n’est que l’expression extrême du racisme dont la civilisation européenne a fait preuve vis-à-vis des Tsiganes. Et il est d’ailleurs remarquable que, si la Shoah a déclenché en Europe des réactions de culpabilité à l’égard des Juifs, il n’en est pas du tout de même envers les Tsiganes. Le rejet est identique aujourd’hui, il n’a subi aucune variation. Un jour, en Slovaquie, nous nous sommes perdus. Nous avons atterri dans un village tsigane, Malý Slavkov, où j’ai demandé mon chemin. C’était peut-être un des villages où le Praguois Josef Koudelka était allé prendre à la fin des années 1960 les photographies de son livre Gitans (encore une mauvaise traduction de Cigany, mais les images sont géniales). Il fallait entendre mes amis slovaques, quand nous leur avons raconté notre passage dans ce village : « Mais vous êtes fous, vous avez failli vous faire tuer. » La discrimination est actuellement répandue dans tous les pays avec la même force. Tout semble prêt pour une nouvelle « dévoration ». Il ne manque que les régimes politiques, et dans certains pays, ils sont presque en place.

Les Manouches (le mot signifie « hommes »), quant à eux, sont des cousins des Yéniches et des Sintis et sont comme eux caractérisés par une imagination et un tempérament artistique très forts, qui s’exprime dans la musique (le violon tsigane, le jazz manouche de Django Reinhardt, au nom germanique) et les surnoms savoureux qu’ils se donnent (en fait ils se méfient des noms officiels, gadjos, qui sont pour eux un instrument d’enfermement, au même titre que les carnets anthropométriques et autres titres de circulation toujours en usage). Ces trois derniers peuples, Manouches, Sintis, Yéniches, refusent l’appellation de Roms.

Pour en revenir à l’emploi du terme « Rom » du côté des gadjos (nous, les non-Tsiganes), son emploi généralisé n’est pas sans arrière-pensée. En effet, il ressemble, bien qu’il n’existe aucune étymologie commune, au mot « roumain ». De plus les Roms constituent 10 % de la population roumaine, et ils ont été réduits en esclavage dans deux provinces de ce pays, la Valachie et la Moldavie, entre 1550 et 1850. Ça permet donc, par une sorte de jeu de mots, sans afficher un racisme à la Claude Guéant, de dire que la délinquance ceci-cela est majoritairement le fait des Roumains. Tout le monde comprend bien qu’ il faut entendre « Tsiganes », mais ça n’est jamais dit. C’est du racisme bobo.

Comme quoi la nomination est quelque chose d’important. Des Égyptiens aux Roumains en passant par les Bohémiens et l’Inde, il est vraiment difficile d’appeler les gens par leur nom.

Intéressons-nous maintenant à l’expression administrative française « gens du voyage ». C’est ainsi qu’un ami a désigné les habitants du lotissement gitan construit à deux kilomètres de chez moi. Seulement le problème, c’est que puisqu’ils habitent un lotissement, ils sont sédentaires et pas nomades : ils ne voyagent donc pas. Je le lui ai fait remarquer, ce à quoi il a répondu qu’il avait vu des caravanes dans leurs cours. C’est exact, mais il y en avait aussi une dans celle de mon père, qui ne s’est jamais éloigné de chez lui de plus de 500 kms. et pour plus de trois semaines.

Les gens du voyage, ce sont en fait tous les nomades, et ils ne sont pas tous tsiganes : il y a les artistes de cirque ; ceux qui tiennent les manèges et les attractions de fête foraine, ces deux derniers exemples pas tous gitans, loin de là (d’ailleurs dans ce milieu les non-Tsiganes ont des noms pour désigner les Tsiganes, comme « Rabouins »). Pensons aussi aux mariniers et aux voyageurs de commerce. Et à l’inverse tous les Romanichels (peuples qui parlent romani) ne sont pas nomades, beaucoup en Europe sont sédentarisés aujourd’hui. On peut aller jusqu’à dire que les Tsiganes sont un peuple qui ne cesse de se sédentariser depuis des siècles. Une illustration de 1486 montre un quartier gitan sur le port grec de Methoni ; les chroniques de la ville nous apprennent qu’il était déjà construit en 1384.

Pour tenter de comprendre (ou rajouter un peu de confusion si on veut), on va délocaliser, c’est le moins qu’on puisse faire vu le sujet. En route pour l’Écosse. On y trouve un grand nombre de peuples, sans relation entre eux, et nommés tous « Scottish travellers » (gens du voyage –voyageurs– écossais), « Gypsies » ou « Tinkers » (c’est-à-dire à peu près rétameurs, raccommodeurs d’objets en métal léger, mais ils sont aussi oiseleurs et maquignons, métiers traditionnels des nomades). Ils parlent des langues différents, ont des cultures différentes, des musiques différentes. Parmi eux : des Tsiganes (des vrais) ; des gens des cirques et des forains ; des nomades des Highlands et des nomades des Lowlands, les deux dernières catégories étant des Écossais purs sucre, ou purs whisky. Rien à voir les uns avec les autres. En Irlande, à ces mêmes catégories de nomades, qu’on retrouve, il faut ajouter tous ceux qui ont été jetés sur les routes par Cromwell au XVIIe siècle ou par la Grande Famine du XIXe. Si beaucoup de ces derniers sont partis en Amérique, d’autres sont restés, se déplaçant pour chercher le peu de nourriture qui restait sur l’île. Mais tous, aussi différents soient-ils, sont considérés de la même manière par les autres Écossais (ou Irlandais), comme un peuple unique, et se retrouve victime du même racisme. De toute façon, ces « travellers » sont sédentarisés à 80 %.

Remarquons que l’expression gens du voyage n’a pas de singulier (on ne parle jamais d’un « homme du voyage » ou d’une « femme du voyage »), comme si cette expression interdisait d’envisager cette population comme constituée d’individus, mais forçait à la considérer en bloc. Je vais citer une interview de Hubert Prévot, secrétaire d’État à l’Intégration du gouvernement Rocard, qui disait au journal La Croix, en janvier 1991 : « Tsiganes, Gitans, Manouches, Bohémiens, forains, nomades, gens du voyage, peu importe le terme, ils sont en France 250 000, dont 45 % de moins de 16 ans. 70 000 environ sont itinérants, 70 000 semi-sédentaires, 110 000 sédentarisés. »

Vous comprenez bien, pas de conclusion. Je me suis étonné de cette manière de désigner les mêmes personnes d’une multitude de noms, à moins qu’on ne nomme au contraire des gens très différents du même nom. De mon côté, j’ai assez simplifié les choses. Ce faisant, je les ai sans doute pas mal compliquées par rapport à ce que l’on peut en percevoir ou en penser habituellement. C’est exprès. Penser, c’est laisser une voie à la complexité du monde, sinon le réel reste insaisissable par l’esprit.

 
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