Non-agir

 

Léopoldine Hugo, fille de Victor Hugo, et son jeune mari Charles se promenaient en barque sur la Seine en vue de la villégiature familiale à Villequier. Elle tomba à l’eau, elle ne savait pas nager. Son jeune mari, dans la barque, se trouve face à un dilemme. Imaginez, sa jeune femme, aimée, encombrée d’une large robe et peut-être d’un petit gilet qui n’arrange rien, se débat dans le flot, hurlant, à quelques mètres de lui, puis coule, réapparaît peut-être. Elle ne sait pas nager. Bien sûr il faut la sauver. Et il plonge. Qu’aurait-il pu faire d’autre ? Seulement lui non plus ne sait pas nager. Il plonge au secours de la femme qu’il aime. Et, comme vous le savez, ils se noient tous les deux. Pouvait-il faire autrement ? Agir d’une manière différente ? Cette question ne peut recevoir aucune réponse. Plonger, c’était forcément se noyer, et ne pas sauver Léopoldine. Rester dans la barque, c’était bien sûr ne pas non plus sauver Léopoldine. Son choix, apparemment bien absurde, est peut-être (peut-être) plus rationnel qu’il n’y paraît, car choisir la mort, c’est au moins choisir de ne pas vivre avec la mort de celle qu’il aimait et la culpabilité inhérente. Mais peut-on dans ce cas parler de rationalité ? Il n’en reste pas moins que, quoi qu’il fasse ou ait fait, il n’a pas, à proprement parler, agi. Alors qu’il n’y avait rien à faire, il a choisi néanmoins de faire quelque chose, et de se sacrifier, inutilement.

 

La réflexion qui va suivre ne portera pas sur la nécessité ou la justice de l’action, mais sur sa possibilité, son efficacité. Je me demanderai en fait comment et pourquoi agir quand on ne peut rien faire. J’ai bien conscience que je ne sauverai pas Léopoldine Hugo et que les vers sublimes inspirés à son père par sa douleur resteront écrits à jamais. Le réel veille. Et c’est bien de cela qu’il est question, mais tout autant qu’un problème, ce peut être un solution.

Nous sommes aujourd’hui victimes d’une dictature qui n’est ni civile, ni religieuse ni militaire (ne désespérons pas, tout peut arriver), mais d’une dictature non citée dans le rituel, une dictature économique, voire financière. Inutile de s’étendre là-dessus. Le monde nous échappe. D’autant plus que cette question devient éminemment sociale et politique aujourd’hui. Le monde marche sur des chemins mortifères, ceux de l’injustice sociale, de l’intolérance et du racisme, de la guerre demain peut-être. On a beau voter pour les uns ou les autres, on a bien l’impression que le monde leur échappe aussi, et chacun de nous, et chacun d’eux, est, comme ce pauvre Charles Vaquerie, debout dans la barque, regardant, dans le désespoir et l’impuissance, sombrer un monde qu’il aime. Comme l’indique le rituel, nous veillons pendant la nuit

Comment agir ? Que faire ?, comme disait il y a un siècle le dirigeant d’une révolution promise aux pires dérives.

Commençons par envisager ceci : on ne pourra jamais répondre à la question suivante : que se serait-il passé si l’on n’avait pas agi ? Il est strictement impossible d’apporter une réponse sûre à cette question. On a beau faire des groupes-témoins, couper en deux le groupe d’expérimentateurs d’un nouveau médicament (par exemple) et donner à l’un d’eux un placébo, on n’arrive jamais à prouver grand chose. Puisque l’on sait que les placebos guérissent. Ils ne soignent pas, mais ils guérissent, c’est justement le principe du placebo. Et supposons que l’on ait inversé les groupes, que l’on ait donné le placebo à celui à qui on a donné le médicament actif, et inversement, le résultat aurait-il été le même ? On ne le saura jamais non plus. toute action détermine un résultat qui altère la réalité de telle manière qu’il n’est pas possible de revenir en arrière, de retourner à l’état initial pour voir ce qui se serait passé si l’on n’avait rien fait, ou autre chose. Et même on pourrait dire que c’est le temps qui produit cet effet, plus que l’action, puisque chaque seconde, que l’on y agisse ou non, amène une transformation du monde telle que, si minime puisse-t-elle être, il n’y a pas de retour en arrière possible.

À vrai dire ce n’est pas très gênant, ni très angoissant. Ça pose question, c’est tout.Je fais un métier particulier : enseignant, un métier où l’on ne voit jamais le résultat de ce que l’on fait. Un résultat immédiat, oui, et ce serait parfait si notre but était d’apprendre aux enfants à résoudre une équation du second degré ou à distinguer une métonymie d’une synecdoque. Mais soyons sérieux. Ce n’est pas le propos. Comme le disait Jules (Ferry), nous ne formons pas des grammairiens ou des scientifiques, mais des hommes. Et, étant donné que quand ils sont devenus adultes, nous ne les voyons plus, le résultat de notre action, à supposer qu’il y en ait un suffisamment réel pour mériter d’être mentionné, le résultat donc, nous échappe. Nous ne le connaîtrons jamais. Si c’était déprimant, on aurait tous arrêté depuis longtemps. On n’agirait plus. Combien y a-t-il d’autres métiers semblables sur ce plan ? Tous, plus ou moins.

Un ami psychanalyste me disait un jour que dans le traitement des affections mentales, la psychanalyse obtenait 50 % de résultats positifs. La psychiatrie traditionnelle aboutissait à 50 % de résultats positifs, de même que les techniques comportementalistes. Si l’on appliquait les méthodes des shamans sibériens, 50 % des patients guérissaient. Et si l’on ne faisait rien, 50 % encore. Il trouvait ça très drôle, mais l’idée ne lui serait pas venu d’employer des camisoles chimiques, de se faire initier chez les Nenets ou de fermer son cabinet.

On en déduira donc dans un premier temps, que l’action ne doit pas être jugée sur le résultat. Faisons nos choix.

 

Continuons notre réflexion en nous interrogeant sur différents modèles d’action. Il existe différentes manières de penser l’action.

Le modèle occidental est fondé sur un paradigme christique : agir, c’est sauver le monde, toujours, et s’y perdre soi-même. Les exemples sont admirables, je n’en citerai que deux, empruntés à ce qui est pour moi, pour nous sans doute, une référence pour penser le monde actuel, la seconde guerre mondiale.

Jean Moulin, est-il besoin d’en rappeler la stature ? Résistant de la première heure, préférant se trancher la gorge plutôt que d’accuser à tort une troupe de tirailleurs sénégalais de l’Armée française d’avoir commis des atrocités envers des civils, dirigeant du Comité National de la Résistance, capturé dans des conditions encore mal expliquées. Comme il ne pouvait plus parler suite aux tortures subies, Barbie lui tendit un papier et un stylo, dont, fin dessinateur, il se servit pour tracer le portrait caricatural de son tortionnaire. Un début de réponse à notre question peut-être : quand on ne peut plus rien faire, on peut encore faire un pied-de-nez.

Moins connu que Jean Moulin, Aristides de Sousa Mendes, consul du Portugal en poste à Bayonne en 1940, qui a accordé des visas à tous ceux qui les lui demandaient, contre l’avis de son gouvernement (Salazar !), a continué à le faire sur papier libre quand il n’avait plus de papier officiel ; on dit même qu’il a fini sur du papier de boucherie qu’il envoyait chercher, signant à tour de bras, entouré de deux sbires de Salazar qui avait pour mission de le rapatrier de force. Sur la route d’Hendaye, bien que démis de ses fonctions (mais qui le sait ?) il continue à écrire et signer des visas pour les réfugiés d’infortune qu’il croise à l’approche de la frontière. Après la fermeture du poste frontière d’Hendaye, il prend la tête d’une colonne de réfugiés qu’il guide jusqu’à un petit poste de douane où, côté espagnol, il n’y a pas de téléphone. Le douanier donc n’a pas encore été informé de la décision de Madrid de fermer la frontière avec la France. Et tous passent en Espagne, d’où il gagnent le Portugal. La légende dit qu’il a signé 30 000 visas, ce qui paraît humainement impossible. Mais, comme dit John Ford, quand la légende est plus belle que la réalité, il faut imprimer la légende. Il fut savamment détruit par Salazar, qui se servit néanmoins de son action pour se présenter comme défenseur des Juifs.

Grands exemples, « Christs des obscures espérances », dont parle Apollinaire. Le juste combat même quand l’espoir fait défaut, et il est broyé dans le processus. Mais est-on, nous qui racontons ces histoires, dans le réel ou dans le mythe ? Nous aurons peut-être un jour à faire ces choix. Nous ferons peut-être les mêmes. Nous pouvons l’espérer de nous-mêmes. Mais ces grands modèles, ces formules christiques, rendent-elles compte de la réalité de ce qui est arrivé, et nous sont-ils en définitive utiles ? Ces hommes se sont-ils posés tant de questions ? N’ont-il pas basculé naturellement dans ces actions ? Ont-ils pu faire autrement ? Nous les voyons comme des modèles, mais ont-ils agi, eux en fonction de modèles ? Ou juste parce que, encore une fois, ils n’ont pas pu faire autrement ?

D’autres principes d’action sont possibles. Plus à notre portée sans doute, tout aussi efficace peut-être.

Je pense, pour illustrer mon propos à une photo, qui date elle aussi de juste avant la seconde guerre mondiale. On y voit une centaine de personnes, les employés d’une entreprise, un chantier naval, en rangs serrés, cadrés en plongée lors de l’inauguration d’un vaisseau d’entraînement le 13 juin 1936. Dans le hors-champ, Hitler est là, mais on ne le voit pas sur la photo, parce qu’un homme lui vole la vedette. Le Führer n’est pas le sujet de l’image. Revenons à cette centaine d’employés, en costume, en bleu de travail, en uniforme ; ils font tous le salut nazi. Et juste au fond, un homme, le vrai sujet de la photo, August Landmesser, se tient tranquillement, souriant peut-être (il est difficile de le dire car nous sommes trop loin), les bras croisés.

Objectivement, il ne fait rien. Il a les bras croisés, symbole universel du détachement et de l’inaction. Il reste seulement debout, inactif justement quand tous les autres font quelque chose. Quelque chose ici, dans cette attitude, indique un nouvelle forme d’action, possible quand rien ne l’est plus. C’est cela que je nomme le non-agir. Qu’on me comprenne bien, ce n’est pas ne rien faire, ce n’est pas ne pas être actif. August Landmesser fit preuve de courage et ne fut pas traité comme quelqu’un qui n’avait rien fait : il fut envoyé en prison, où il passa cinq ans. C’est agir sans agir, faire sans faire. Ce non-agir, je le vois comme un principe d’action.

Quelques mots encore pour préciser ma pensée. Nous concevons l’action, dans le modèle occidental, de la façon suivante : il faut d’abord analyser la situation, puis réfléchir à ce qui est en même temps possible et souhaitable de faire, puis nous devons le faire. August Landmesser a-t-il procédé ainsi ? Je ne le crois pas. Il s’est juste croisé les bras. C’était, semble-t-il, l’action qui lui est venue dans le moment, une manière déterminée de protester contre une situation qu’il estimait injuste et intolérable.

Pour préciser encore, quelques exemples tirés de la mythologie grecque.

Achille, Prométhée, Persée, Jason sont des héros agissants. L’un emporte Troie après de nombreux combats victorieux, puis il est tué par sa seule faille. Le second donne le feu aux hommes, finit enchaîné sur le Caucase, un lieu toujours bien difficile, et où les foies sont toujours rongés aujourd’hui. Le troisième sauve Andromède, le dernier conquiert la Toison d’Or, et ramène de Colchide Médée qui tuera leurs enfants dans une crise de jalousie. Ulysse au contraire est dans ce que je nomme le « non-agir », il se fait attacher au mât lors de l’épisode des Sirènes pour profiter de leur chant sans en être moralement et physiquement détruit. Il vient à bout du Cyclope sans faire grand chose encore une fois (lui crever l’œil unique, c’est un minimum vital, presque syndical). Il n’agit en définitive que lorsqu’il tue les prétendants, ce qui n’est qu’une pure vengeance, pas nécessaire.

 

Non-agir, qu’est-ce donc ? C’est s’immerger d’abord dans la situation. Ne pas la penser, la calculer. Devenir la situation. Qu’est-ce que la situation ? C’est l’ensemble des éléments qui composent le monde dans le moment où nous le vivons. Non pas seulement ce qui est, mais encore les possibles, les potentialités, ce qui est là, pas encore réalisé, mais déjà présent. Il ne s’agit pas, comme je l’ai dit, de le saisir par l’intelligence analytique. Du moins pas seulement. L’intuition, pour employer un mot simple, simpliste, doit jouer son rôle, un rôle essentiel.

C’est ensuite prendre le moment, saisir l’instant de l’ouverture. L’action part de là, de cette pointe temporelle où tout s’aligne, où une fenêtre s’ouvre. L’action doit se détacher de l’être comme la flèche de l’arc. Tout l’être, et non seulement la pensée intellectuelle ou morale. Par parenthèses on me pardonnera, à moi qui suis un intellectuel, un être moral, cette méfiance vis-à-vis de la réflexion morale, de la forme intellectuelle. Je viens de lire un article qui relatait la destruction d’un bidonville tsigane à Ris-Orangis dans l’Essonne : au nom de la dignité humaine, le maire a décidé de détruire ces habitations qui d’après lui ne la respectaient pas, la dignité humaine. Sans reloger les tsiganes en question. Intellectuellement, moralement, ceci est admissible. L’intuition, humaniste en dépit de tous les détours rhétoriques qu’elle ignore, ne le tolère pas. Sa pensée est droite, simple jusque dans sa complexité. Le non-agir ne mènera jamais de politique indigne au nom de la dignité.

Vous direz que ce non-agir, je le définis assez vaguement, et plus par opposition à la conception commune de l’action. Vous avez raison, mais c’est que la réflexion est en cours. Il ne vous reste plus qu’à la nourrir de vos réponses.

 
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