Le grip des brosses à dents

 

Aujourd’hui, je vous propose une petite pochade, une boutade, une charade. Pourquoi ? Depuis longtemps, j’ai le sentiment que la pensée est déconnectée de la vie quotidienne. On réfléchit sur des sujets à haut développement philosophique, symbolique, théorique ; et l’on vit sans rapport avec ce que l’on a pensé. Moi, comme les autres. Il est facile de penser, si cette pensée n’a ni ses racines ni ses fruits dans la vie réelle, simple, pratique. Les idées que nous produisons n’ont ni leurs causes ni leurs conséquences dans le réel, le quotidien, le banal, la vie.

J’ai décidé de tenter l’expérience et de construire une représentation intellectuelle à partir d’un objet simple, quotidien, pratique. Et de voir ce que cela donnait. J’ai choisi un objet quotidien, que nous touchons tous les jours.

Je vais vous parler de ça (montant une brosse à dents). Pas de ça, Non. De ça. De la différence entre ça (une brosse à dents avec grip). et ça (une brosse à dents sans grip). Ce petit morceau de caoutchouc qui permet à nos doigts de tenir bien accrochés sur la tige de la brosse à dents : le grip. Objet hautement technologique par sa forme, sa structure et sa composition, sans parler de sa couleur, ce dernier se rencontre à différents endroits de la vie quotidienne : les manches des marteaux, ceux des raquettes de tennis, etc. Et tout ce que l’on doit tenir fermement, pour des raisons d’usage (la raquette de tennis) ou de sécurité (le marteau).

Mais la brosse à dents ? Vous est-il déjà arrivé que votre doigt ripe sur le manche de votre brosse à dents (pendant un brossage particulièrement frénétique) et de vous blesser gravement (ou même légèrement, voire très légèrement, allons même jusqu’à “de façon très rigolote”), vous est-il, donc, déjà arrivé de vous blesser parce que votre doigt avait glissé sur le manche de votre brosse à dents ? Votre gencive fut-elle entaillée dans un de ces glissements. Moi, jamais. S’il y des médecins dans la salle, ont-ils déjà vu arriver des patients souffrant d’une entorse du pouce suite à un dérapage incontrôlé de ce dernier sur le surface rendue glissante par l’eau et l’écoulement de la mousse dentifrice sur la partie plate et lisse de l’instrument de nettoyage en pleine action ? Permettez-moi d’en douter.

Et il y a plus fort. Voici un grip révolutionnaire. Non seulement il est en caoutchouc, mais ont été rajoutés deux points (en bleu sombre) de gel, à peu près semblable à ceux parfois rajoutés sur les tapis de souris des informaticiens et destinés à éviter à ces derniers le syndrome, bien réel et grave celui-ci, d’écrasement du canal carpien. Mais je vois mal quel canal nerveux pourrait être écrasé par le mouvement du frottement répété des poils en plastique sur l’émail des dents.

Première idée : ce qui semble avoir une utilité pratique ne sert souvent à rien. Le pragmatique est une illusion, bien souvent. Quand on fait quelque chose dans un but pratique, ou plutôt de manière que l’on pense pratique, on en fait que travailler souvent en fonction d’une idée préconçue. Avez-vous remarqué comment , quelques années plus tard, on trouve une meilleure manière, par exemple, de disposer les mêmes meubles dan une pièce. Et on e demande vraiment comment on n’y a pas pensé plus tôt. cela semblait la manière la plus pratique de mettre en place. Aucune autre même ne semblait possible. Et puis soudain on en trouve une meilleure. Comment a--on pu être aveuglé à ce point ? Alors qu’on avait tous les éléments ? Si on cherche on ‘aperçoit que c’est tout , simplement parce qu’on avait une fausse idée, des préjugés en fait. Le concept de “pratique” est une illusion, le plus souvent. Une illusion qui recouvre des idées pas pratiques du tout sur la manière de faire ou non les choses.

Soyons clairs, nous sommes dans l’absurde. pas dans le luxe, non. Le luxe, ça a un sens : si je roule en Ferrari, je vais vite de manière sûre ; si je mange du foie gras, avec du champagne, c’est bon. ; si je dors dans des draps de soie, je dors bien ; si je fais plaquer or ma Porsche, je vais en mettre plein les yeux. Mais avec ça, le grip de ma brosse à dents, quel est le confort, quel est le plaisir que je peux ressentir ? Rien. Même pas en jeter plein la vue à d’autres …. Ouah ! t’as vu le grip de la brosse à dents du mec.

On est donc dans l’absurde, total, le non-sens, le ridicule. Certes celui-ci ne tue pas, comme on sait. Bon, ça n’est pas très important non plus, êtes-vous en train e penser. Ça n’est même rien. Rien du tout. On est dans le vide. Le néant. On s’en fiche. Mais quand même, même si ce n’est pas grand chose, c’est quand même un bel exemple d’absurde. Et l’absurde, ça n’est pas sa taille qui compte. On a, dans les maisons, quand on se brosse, un bel exemple d’absurde. Et l’absurde, c’est comme un trou dans la rationalité. Et ce trou-là, peu importe décidément la taille de l’instrument qui l’a fait. Ya quelque chose qui fuit par là.

Ce n’est pas essentiellement une question de chiffres. Néanmoins il y a quelques chiffres. Je me suis d’abord demandé combien pesait en moyenne le grip d’une brosse à dents. J’ai donc consciencieusement enlevé le grip d’un certain nombre de brosses à dents. Première remarque : cela n’est pas facile. C’est fort bien collé, parfois coulé dans la structure du manche de la brosse. Seconde remarque : vous m’imaginez, dans ma cuisine, avec un laguiole, en train de découper des brosses à dents. Quand je vous disais que si on laissait s’introduire de l’absurde, très vite, tout pouvait commencer à prendre sérieusement du gîte.

Enfin, voici le résultat. Le poids moyen du grip d’une brosse à dents est de 4 grammes. J’ai ensuite voulu me rendre compte de la quantité que cela représentait dans, disons, un supermarché moyen. Géant à La Ricamarie. Et me voilà devant le rayon des brosses à dents, en train de compter. Quand je vous dis que l’absurde se répandait vite. C’est comme une dépressurisation d’avion à haute altitude. Un trou dans la couche de sens, comme dans la paroi entre la cabine et l’extérieur, et le vide se répand. Ceux qui sont trop près du trou peuvent être emportés dans le vide. Je me suis accroché et j’ai compté : 1300 brosses à dents à grip. Près de cinq kilos donc. Cinq kilos de vide, de néant hyper-technologique. Ça, ce n’est pas rien.

Question suivante : quel poids représente l’ensemble des grips de brosses à dents produits chaque année dans le monde ? Sachez qu’il se produit dans le monde chaque année 15 milliards de brosses à dents. Supposons qu’un quart d’entre elles soit équipé d’un grip. C’est une estimation basse : à Géant 9 sur 10 l’étaient, et chez mon pharmacien, 1 sur 2. Cela fait quand même 15 000 000 000 de grammes. 15 000 000 kilos. 15 000 tonnes de caoutchouc. Ça fait gros dit comme ça. Ça n’est évidemment rien du tout en fait.

Supposons qu’il s’agisse de caoutchouc synthétique. Ce dernier est fabriqué à, partir du pétrole, par toute une série de procédés dans le détail desquelles il ne nous intéresse pas d’entrer. Nous nous contenterons de l’estimation d’un expert selon lequel il faut deux litres de pétrole pour fabriquer un kilo de caoutchouc synthétique. La production de grip de brosse à dents, activité passionnante, requiert donc 37 000 litres de pétrole pour fabriquer les grips du monde entier, en ne retenant que la matière première, il faudrait bien sûr ajouter à cela l’énergie nécessitée par la production.

Comparons avec la production mondiale de pétrole. Elle est actuellement de 80 000 000 de barils de 159 litres par jour, c’est à dire 3 700 000 000 litres de pétrole. c’est-à-dire que la production des grips utilise en gros 1/100 000 de la production mondiale de pétrole. Tout le nécessaire aurait tenu dans une des dix cuves de l’Amoco Cadiz qui fit naufrage en 1978 en face du village breton de Portsall. On arrive en gros aux mêmes chiffres, aux mêmes proportions, si l’on considère qu’il s’agit de caoutchouc naturel. Rien du tout donc. Ou du moins pas grand chose. Mais pas grand chose utilisé pour fabriquer du rien du tout. De l’inutile, du néant. Après tout, il y a de quoi chauffer ma maison pendant 10 000 ans. Et je ne vous dis pas combien de kilomètres je fais avec ça dans ma petite Twingo. Mais ça n’est évidemment pas le problème.

Le problème, c’est plutôt, de ma part, cette recherche absurde de la signification. Pourquoi vouloir à tout prix du sens ? Quelle est chez moi cette obsession de vouloir que tout à tout prix (non, pas à tout prix) ait un sens. Pourquoi vouloir que même un grip de brosse à dents ait un sens ? Après tout, c’est plutôt joli, non ? On remarque une opposition de couleurs, de matière, de toucher (lisse contre antidérapant). C’est du design, quoi. Enfin pas tout à fait, puisque le design doit allier l’esthétique formelle à l’utilité fonctionnelle. Assortir le dessin au dessein, quoi (c’est d’ailleurs le même mot dans la langue du XVIIIe siècle.)

Peu importe. Ce n’est pas moi qui suis en cause, mais sans doute notre idée de notre propre civilisation. Nous n’avons, en dépit de ce que nous croyons, rien de rationnel. Que quelqu’un ait eu l’idée de ce truc, rien que l’idée, montre que l’absurde nous guette, qu’il est là, même pas au coin de la rue, mais à portée de la main. Que des millions de personnes l’aient accepté sans sourciller (bon passe encore, on ne voit pas trop pourquoi on protesterait contre un truc pareil), mais surtout sans sourire.

En fait nous avons toujours l’impression d’être rationnels. Ce sont les autres qui ne le sont pas. Nous sommes surtout nous, Européens, Français, persuadés de régler notre vie sur le modèle de la raison, de la logique. C’est les autres les bizarres. Nous nous promenons dans le monde entier depuis des siècles en observant les coutumes des autres comme les mœurs animalières d’une espèce bizarre. C’est marrant, ceux-là se marient ainsi, ceux-ci dorment de cette manière, les uns adorent tel dieu, les autres vivent nus, etc. En les réformant aussi, les autres, à grands coups de croix catholique ou protestante comme de manuels scolaires de la République laïque. Et les canonnières des uns valaient bien les bûchers des autres. Nous sommes nous, raisonnables, n’est-ce pas ? N’est-il pas normal que nous gouvernions le monde ? Au nom de notre rationalité justement. Et puis voilà que nous inventons le grip de la brosse à dents. N’y a-t-il pas là comme un indice ? Une folie, minuscule certes, mais qui peut laisser augurer de choses plus graves, d’insanités plus profondes. Si on voulait chercher, on trouverait. Le problème, c’est que notre irrationnel nous apparaît toujours secondaire, nous fait sourire, alors que celui des autres paraît grave. Accepterions-nous de nous voir à travers les yeux d’un des Persans modernes ? Je veux dire un Iranien. Il aurait sans doute bien ‘autres choses à nous reprocher que les grips des brosses à dents. Chacun poursuivra cette réflexion tout seul.

Restons-en là, et pardonnez-moi cette longue dérive à partir d’un objet intéressant, cette méditation sur le vide proche de ces histoires que racontent les maîtres zen à leurs disciples pour leur faire prendre conscience de la vacuité. Un de mes poèmes favoris, écrits en 1070 par le premier troubadour, Guillaume IX d’Aquitaine, commence ainsi : « Je créerai un poème sur le néant absolu » et Flaubert désirait écrire un livre sans sujet, fondé donc sur rien du tout. C’est sans doute ce que je viens de faire avec cette réflexion. Un travail sur rien, dans le double sens où le grip de la brosse à dents est un objet, ou plutôt un morceau d’objet, minuscule et sans aucun intérêt. Et où son inutilité renvoie au néant toute cette technologie, cette fascinante sensation de modernité.

 
Free Joomla templates by Ltheme