L’impureté

 

Toutes ces dames d’un certain âge (le mien) ; toutes ces dames d’un certain milieu (pas le mien) ; elles courent les ventes de charité en fond de teint et tailleur Chanel ; elles versent une larme sur les bébés copyright Saddam-PPDA.

Mais je peux me souvenir, il y a vingt ans, je les vois encore, étudiantes et jolies, elles avaient toutes le portrait de Che Guevara au-dessus de leur lit de jeune fille. Che Comandante amigo. Che Comandante amante. Etoile au front et dur regard de mâle fixé sur l’horizon de l’idéal révolutionnaire, la ligne bleue d’un monde nouveau, plus juste, plus fraternel. Rouge et Noir. Couleurs pures et primaires.

Non seulement il était beau, dans sa barbe dure et sa veste de treillis, mais il avait un programme, un programme bien propre à laver le monde de ses souillures primordiales, de toutes les causes d’inégalité, de violence et d’injustice : s’appuyer sur les masses paysannes et supprimer l’argent. Redonner à notre univers et à nos sociétés pourries un peu de pureté, d’honnêteté et de générosité. Les paysans ne sont-ils pas ceux qui ont su rester le plus près de notre mère la terre ? Il n’y avait pas encore d’écologistes à cette époque. Et qu’est-ce qui détruit plus les relations humaines que cet argent, cette monnaie universelle qui pourrit tout ?

Che Guevara fut tué dans un quelconque guet-apens, son corps exposé aux médias. Les paysans et les belles jeunes filles avaient perdu. L’argent avait gagné.

Mais d’autres reprirent le flambeau de ces deux luttes. S’appuyer sur la paysannerie pour changer le monde. Bâtir de nouvelles sociétés plus saines, sans argent. Parmi ceux-ci deux organisations méritent de retenir l’attention. Le Sentier Lumineux, un mouvement péruvien, dont la tactique consiste à s’appuyer, très fort, sur les paysans de la région d’Ayacucho, dont ils sont les maîtres. En fait à les prendre en otage, et à détruire, après en avoir massacré les habitants, les villages qui ne se seraient pas manifestés de manière suffisamment enthousiaste en faveur de la cause révolutionnaire. Les autres généreux utopistes sont les Khmers Rouges de Pol Pot, qui ont envoyé tout le monde à la campagne faire un cure d’air pur et ont supprimé l’argent. On connaît leur bilan, deux millions de morts en quelques années.

 

Puissions-nous être à tout jamais protégés des rêves et des utopies. Quelles qu’elles soient. Rien de pire que l’honnêteté, que la pureté absolue des intentions et des actes, appliquées à notre monde. Nos présidents, actuel ou passés, sont enterrés sous les affaires, les fraudes et les morts suspectes. Les promesses faites, ils ne les ont pas tenues, ils ont agi comme s’ils n’avaient jamais écrit de programme électoral, jamais fait de discours avant d’être élus. Ah ! les braves gens ! Qu’il est agréable d’être gouverné par des hommes pareils ! Reconnaissons-le, nous disons tous que toutes ces affaires, c’est vraiment très mal. Mais nous sommes ravis, rassurés en fait. Nous sommes gouvernés par des gens normaux, qui mentent, volent, trichent et se parjurent, reniant leurs idées, leurs idéaux et leur parole dès qu’ils en ont l’occasion. Des hommes comme nous donc. Des hommes dont nous n’avons rien à craindre.

Alors que les hommes honnêtes, ceux qui promettent et tiennent, ceux qui n’ont qu’une parole, ceux-là sont infiniment dangereux. Le Pen, en voilà un homme honnête. Avec lui on sait où on va : y a qu’à lire y a qu’à écouter. Du point de détail au coup de main à Saddam Hussein, des camps prévus pour les immigrés aux attaques contre les journalistes juifs, voilà quelqu’un qui annonce la couleur, pas de surprise. Et il appliquera son programme ; il le fera, il tiendra parole, on peut lui faire confiance. Adolf Hitler aussi était dans son genre un pur.

Puissions-nous être à jamais préservés de ceux-là, les purs, et de leurs rêves. Ils veulent tous que le monde devienne plus beau. Ils veulent nettoyer le monde, venir à bout de tout ce qui le pourrit. Ils font un rêve, de bonheur, de pureté, de grandeur. Ils veulent, à leur manière, sauver le monde, nous sauver. Ils sont hantés d’un désir fou de venir au secours de notre monde fou, ils sont animés d’une volonté de lui rendre la santé. Ils déchaînent le sang, la violence et la haine, leur haine.

Refusons d’être sauvés. Que les sauveurs, suprêmes ou non, restent chez eux. Toute personne qui veut sauver le monde est un danger, un risque majeur. Hors de l’Eglise point de salut. Comités ou Fronts de Salut public, nationaux ou islamiques (Algérie, Roumanie, 1793, et tant d’autres). Assez de solutions, assez de réponses. Assez de gens qui savent, de gens responsables, à qui Dieu le prolétariat ou les droits de l’homme sont apparus une nuit sur le mont Sinaï de leur rêve pour leur délivrer la bonne parole, leur révéler la vérité.

Récemment j’ai entendu un éminent économiste algérien affirmer que l’Islam allait apporter la solution à tous les problèmes du monde moderne : le chômage, la crise économique, le sous-développement et la place des femmes dans la société. Surtout la place des femmes dans la société. Cet homme était tout à fait convaincu, sa bonne foi faisait plaisir à entendre, sa logique parfaite éclairait le monde d’un jour nouveau et rayonnait sur un univers régénéré et enfin réconcilié. Peu de temps auparavant, il y a quelques années, nos ondes furent envahis par des gens tout aussi compétents, nommés nouveaux libéraux. Ils affirmaient que le libéralisme économique allait apporter la solution à tous les problèmes dont souffrait notre monde moderne en crise. Je m’en souviens encore : fini le chômage, finie la vie chère grâce à la concurrence, vive la qualité grâce à cette même concurrence, les entreprise françaises, dopées à la potion de la liberté allaient redresser la tête et entonner un cantique glorieux, la société française allait exporter ses modèles, et notre culture partir à la conquête d’un monde revivifié et souriant Gibbs. Souvent j’entends dire, entre autres sur ces colonnes, que la laïcité est une solution aux problèmes rencontrés dans la société moderne. Elle mettra fin aux problèmes religieux et philosophiques de tous ordres, au racisme sous toutes ces formes. Son appplication pleine et entière permettra à tous de vivre dans une société fraternelle où chacun pourra vivre en complète liberté.

Ces rêves sont généreux. On en peut rien dire contre un rêve. Ni pour d’ailleurs, les rêves échappent à la morale et à tout jugement. Il est bon que chaque homme ait en sa tête des rêves généreux, qu’il les nourrisse. Chacun a en lui l’image d’un monde parfait, organisé de manière que tous et toute chose occupe la place destinée à lui de toute éternité, à ce que n’y règne plus la faim, la misère ou l’injustice. Il est normal, il est bon que tous nous ayons en nous cette utopie, ce rêve, que nous entretenions cette image. C’est un jardin où nous pouvons nous ressourcer, un oasis dans un monde dur et injuste, une lumière qui nous guide, une étoile à laquelle, comme dit le proverbe arabe, accrocher notre charrue.

C’est aussi un souvenir ancien, d’avant que nous soyons ici, un souvenir de ce moment éthéré, où, un humoriste l’affirme, nous avons vécu nos seules vacances. Le sein maternel. Là-bas, nous ne souffrions ni de la faim, ni de la soif, ni du froid (nourris, logés), pas de problème de différence. Tout était parfait. Et nous avons gardé en nous cette nostalgie d’un monde chaud et merveilleux.

Rêves, souvenirs nous donnent un passé et un avenir ouverts sur un autre monde que celui étriqué où nous étirons nos journées. Sans eux nous ne pourrions qu’accepter tout ce qui s’y fait, sans concevoir la moindre valeur ni le moindre désir de changer quoi que ce soit.

Le problème commence quand un rêveur cherche à faire entrer son rêve dans la réalité, à le faire partager aux autres, c’est-à-dire à le leur imposer. Il cherche à nous y faire entrer, à nous enfermer en fait dans sa propre matrice. Puissions-nous être à jamais préservés des rêves des autres. Qui peut les accepter ? Ce sont les rêves des autres. Sachons aussi ne pas imposer aux autres nos rêves. Mon rêve est sans doute beau et généreux ; il rendrait certainement le monde meilleur, si cinq milliards d’individus faisaient le même. Seulement voilà, pour eux c’est le rêve de quelqu’un d’autre. Si je cherche à l’incarner, ce ne peut être que par le sang et la force. Camarade, fais que ton rêve ne devienne pas la réalité.

 

Résumons-nous : vouloir la pureté, c’est atteindre le sang et la destruction ; vouloir incarner un rêve, c’est le métamorphoser en cauchemar. Donc il est urgent, essentiel et nécessaire que le rêve reste le rêve et l’utopie, utopie. Il n’y a pas de monde meilleur. Moralement et humainement, l’humanité n’a pas progressé depuis la préhistoire : on se précipite sur la nourriture et on met en conserve dès que le moindre problème international se profile, on vend son voisin dès qu’on a la possibilité et l’intérêt, et l’on est toujours prêt à croire le premier imbécile venu, pourvu qu’il dise très fort quelque chose que l’on a envie d’entendre. J’ai vu il y a peu de temps à la télévision Boris Eltsine haranguer une foule rassemblée sur une place. Il leur disait qu’il n’y aurait désormais plus de privilèges en Russie, plus de Nomenklatura, que tous les citoyens seraient égaux. Il était au premier étage d’un immeuble et eux en bas ; il avait un micro et la sono leur cornait dans les oreilles. Lui passait à la télé, et pas eux. ils avaient froid. Et ils le croyaient, ils l’applaudissaient. Bravo, la tête renversée en arrière vers le sauveur à en attraper un torticolis, bravo, il n’y aura plus de privilèges. Croyez-vous que l’homme de Cro Magnon pouvait être plus bête que ça, plus bête que nous ? Alors si nous n’avons pas progressé en quelques millions d’années, quelqu’un pourrait-il par un coup de génie, d’un coup de baguette magique, retourner notre grisaille et notre injustice pour en faire de la fraternité et de la beauté ? Non. Nous ne pouvons pas fabriquer un monde meilleur. Évitons de le rendre pire.

 

Nous vivons et agissons dans un univers tout à fait incompréhensible et imprévisible. Il a question à tout. Un problème pour chaque solution. Le même élément, action ou processus, est le résultat d’une multitude de causes, présente une multitude de significations. La même cause peut produire de multiples effets, parfois contradictoires. Il n’est même pas sûr que les mêmes causes produisent les mêmes effets. Alors, munis de ces deux viatiques, le monde est compliqué et l’humanité ne progresse pas, allons-y prudemment. Il existe différentes façons de traiter les problèmes, mais il n’existe pas de solution.

Notre monde est impur. Aimons-le. tel qu’il est. Soyons nous-mêmes impurs. Ménageons la chèvre et le chou.

Nous pouvons croire au progrès. Nous devons croire à la valeur de l’idéal. Nous devons croire à la nécessité d’agir pour une humanité meilleure et plus éclairée. Nous devons rêver. Ce sont là les pierres de touche de l’action juste. Mais nous devons savoir que rien de tout cela ne se réalisera jamais, ne pas chercher à faire entrer de force ces idéaux dans la réalité. ainsi nous serons fondamentalement impurs, partagés entre un rêve de liberté, d’égalité et de fraternité et l’engluement dans une réalité de compromission, tiraillés entre notre désir et nos possibilités. Métissons nos pensées et nos actes.

 

Ne cédons pas au charme des sirènes de la logique. Il serait logique en effet de chercher à réaliser notre idéal. Nous avons vu à quel point cela est destructeur. A défaut de recevoir cette satisfaction, nous pourrions penser qu’il importe, nous, de nous conserver purs, de savoir sauvegarder en nous la merveilleuse innocence de l’enfance. Je ne suis pas sûr que ce soit une bonne chose.

 
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