Dieu merci, je ne suis pas athée

 

« Parce que l’univers n’a pas de structure, que l’homme n’est qu’un accident de la matière, que le monde est périssable et l’âme mortelle ; parce qu’aucune intelligence, aucune finalité, mais seulement la causalité aveugle et le hasard président à toutes les créations de la nature, que les plus grands des maux qui accablent le monde et l’homme ne sont que des accidents voulus par personne et ne signifiant rien ; parce qu’il n’y a ni justice, ni morale, ni droits, ni devoirs autres que ceux résultant du pacte social de non-agression ; parce que l’histoire, au moins en tant qu’il s’y passe quelque chose, est insensée ; enfin parce que le plaisir ne peut être indéfiniment accru (de sorte que tous les efforts de la civilisation pour multiplier les biens et les plaisirs sont faits en pure perte puisqu’ils ne peuvent accroître la capacité humaine de joie), le sage, qui sachant tout cela, s’est délivré des illusions qui produisent les craintes vaines et les faux désirs peut, conscient et calme, éprouver la joie pure, et, sans être éternel, vivre en éternité comme un dieu. »

Qu’on me permette de commencer par cette longue citation, une seule phrase qui résume assez bien les bases de la pensée que je vais développer. Elle est du philosophe Marcel Conche, tirée de son livre (Lucrère et l’expérience) dans lequel il explique la pensée du philosophe-poète-scientifique épicurien né et mort à Rome au Ier siècle avant Jésus-Christ.

Le monde n’a pas de sens, il n’est pas construit de manière organisée, compréhensible et résumable d'une seule théorie. Ni la physique ni aucune autre science ne peuvent donner une vision du monde unitaire et globalisante. On n’y comprend rien parce qu’il n’y a rien à comprendre, on ne peut l’expliquer parce qu’il n’y a pas d’explication. La seule chose sûre est que tout cela passera, car cela n’a rien d’éternel et que puisqu’aucun esprit ne peut saisir le monde dans son intégralité, c’est qu’aucun esprit ne l’a créé. Le bonheur et le malheur arrive au hasard. Tout arrive par le cours d’un hasard fondateur : un des atomes qui tombe dans le vide prend d’un coup, sans raison, une inclinaison et des rencontres qui en découlent l’univers, l’ensemble des choses et des événements qui le composent, naissent.
Le progrès est une illusion. D’une part parce que, puisque rien n’a de sens, il est impossible que les choses aillent dans une direction ou un autre, amélioration ou dégradation. L’idéologie du progrès résulte de ce que l’on appelle l’effet phi : c’est une tendance de l’esprit à transformer toute suite d’événements en un récit. L’exemple typique est cette suite de flashes jaunes qui nous guident parfois sur les autoroutes en construction : nous voyons un trajet de lumière, mais en fait il n’y a là qu’une succession de lampes qui s’allument brièvement. C’est l’esprit qui constitue le trajet linéaire qui n’existe pas en fait. De la même manière le progrès est une illusion d’optique. Des événements se succèdent, sans logique, et c’est l’esprit humain qui reconstitue une cohérence orientée. Parce que l’esprit humain a besoin d’un récit, il lui faut une logique.

Le progrès n’est pas possible, et pour une autre raison, et c’est ce que dit Lucrèce, parce que la capacité humaine de joie ne pouvant être augmentée, toute amélioration n’est qu’une apparence. À titre d’illustration de ce dernier point, il existe une loi en économie qui montre que, au-delà d’un certain taux de richesse dans une société, la sensation de bonheur ne progresse plus : le PIB augmente, mais on n’est pas plus heureux, on n’éprouve pas plus de plaisir à vivre.

Au nom de ces idées (je ne développerai pas plus la physique qui les accompagne, aussi passionnante soit-elle), Lucrèce se livre à une critique de la religion, demandant aux hommes de cesser de penser, non que les dieux existent, mais que les dieux s’intéressent à eux. On peut donc cesser d’en avoir peur, de les adorer. La critique de la religion en découle logiquement, même si celles qui peuplent notre monde, Lucrèce ne les connaissait pas : le christianisme, l’Islam, sont apparues plus tard ; le bouddhisme, l’hindouisme, les animismes africains, amérindiens ou sibériens sont trop loin pour qu’il puisse en avoir connaissance. Il a pu connaître le judaïsme, mais n’y fait aucune référence ; les dieux dont il demande de se libérer sont ceux de la mythologie romaine, les Jupiter, Mercure, Arès, Poseidon, etc.
Mais évidemment on peut appliquer la même réflexion aux religions que Lucrèce n’a pas connues. Pas de raison d’adorer ou de craindre Jésus, Allah, Yahvé ou Shiva. Notez que je ne dis pas qu’ils n’existent pas, mais qu’ils sont, comme Lucrèce le dit, et comme le reste de l’univers, les résultats d’un accident de la matière.

Remarquez que parmi tous les dieux imaginés par les hommes depuis le début des temps (millions d’années), il y en a peut-être un qui est le bon. Je sais que dans un peuple de je ne sais où, un des dieux est un mollusque rose qui vit dans les profondeurs. Imaginez que ce soit le bon. Déjà avec nos croissants, nos étoiles et nos croix, on aurait l’air con (parce que bon, crucifier un poisson). Mais imaginez le gars, par hasard, il est tombé bon. Et je parie qu’il joue même pas au loto, c’t andouille.
Les religions sont donc construites sur du vide, ce qui n’a rien de très nouveau de mon point de vue. Elles ne sont pas forcément si différentes les unes des autres d’ailleurs : la conception divine de Jésus fait fortement penser aux différents exploits sexuels de Jupiter par exemple. Les religions proposent des manières poétiques de réinventer le monde, des récits créatifs. Qu’un dieu ait envoyé son fils mourir sur une croix n’est pas crédible, mais ça a de la gueule. Que le dieu du temps ait mangé ses enfants est peu probable, mais ça fait penser. Les dieux hopis dansent dans des caves le visage couvert de masques.

 

Bref je ne suis pas croyant. Suis-je athée pourtant ? Pas du tout. Pourquoi ?
Parce que mes amis athées sont dans la même illusion que mes amis chrétiens ou musulmans. En effet ils croient que le monde a une signification. Qu’il est possible d’en fournir une explication. Que le hasard n’y règne pas. Ils pensent que le progrès est possible. Que l’Histoire a un sens, et que ce dernier ne mène pas seulement de Bastille à Nation. Toujours la même illusion.

En clair un athée est quelqu’un qui sait. Quelqu’un qui connaît le monde de la même manière qu’un homme pieux, religieux. Quelqu’un qui a des certitudes. Être sûr qu’il n’existe pas de dieu, est une foi, comme celle qui anime les croyants de toutes les religions. Ou plutôt de chaque religion. Je me souviens d’un extraordinaire petit livre de Paul Veyne, Les Grecs ont-ils cru à leurs mythes ? dans lequel il explique qu’il y a plusieurs niveaux de croyance : on peut croire en quelque chose tout en sachant que la chose en question n’est pas possible. C’est vrai de toutes les religions : chacun croit à tout un tas de choses tout en sachant que ce n’est pas vrai. Même le gars avec son mollusque rose, au fond de lui il sait que ce n’est pas vrai (bon, lui il a tort, mais ça ne change rien). Et c’est pareil pour les athées : ils y croient mais ne peuvent s’empêcher de savoir que ça n’est pas vrai.

Et puis il y a encore un souci. Les athées des pays catholiques sont des athées du dieu des catholiques, les athées des pays musulmans sont athées du dieu des musulmans. Etc. Au fond il n’y a pas d’athée. La meilleure preuve est que les athées ont toujours connaissance, aussi imparfaite soit-elle, de la structure et des éléments constitutifs de la religion du pays où il vit. Et il lui est tout aussi difficile qu’à un croyant de cette religion d’avoir une vision correcte d’une autre religion. Les athées de pays où le catholicisme domine ont une difficulté extrême à concevoir que la plupart des religions n’ont pas d’Église hiérarchiquement organisée, et que beaucoup n’ont pas à proprement parler de clergé. Somme toute l’athéisme est une position religieuse.

On m’explique que la religion est une source de conflits. Et de nombreux événements du passé, de l’inquisition aux Croisades, des diverses guerres de religion qui ont déchiré l’Europe, semblent donner raison à ce point de vue. Sans parler d’événements récents. Le fanatisme tue ; et à grande échelle quand ce sont des religions monothéistes, qui sont donc censées détenir la vérité absolue. Mais derrière chaque guerre menée apparemment au nom d’une religion, on trouve toujours d’autres causes, bien plus réelles que les dieux imaginaires : les guerres de religion allemandes du XVIe siècle sont surtout des révoltes paysannes de la misère, les françaises émanent plus d’une révolte nobiliaire contre le pouvoir royal. Et puis je trouve assez rafraîchissant de croire que seules les religions peuvent donner lieu à des horreurs.

Les Romains de l’Antiquité ont conquis le monde en livrant mille batailles sanglantes sans jamais essayé d’imposer leur religion, et en se laissant plutôt imposer des religions, Mithra, Cybèle ou Isis. Si l’on revient au XXe siècle, les horreurs principales ont peu à voir avec la religion, elles sont le fait de régimes athées : Auschwitz, le Goulag, le génocide cambodgien. Alors bon, je ne serai pas naïf au point de croire que l’absence de religion (ou son maintien dans la sphère privée) nous protège de quoi que ce soit.

Quant à moi, je ne sais pas. Je n’ai pas d’explication du monde. Ni religieuse ni athée. Rien. Est-ce que ça fait de moi un agnostique ? Pas du tout. D’abord parce que faire une théorie du fait que l’on ne sait quelque chose, et trouver un nom compliqué pour désigner ça, ça me paraît un peu bizarre. Aller chercher chez les Grecs un préfixe et un radical pour dire qu’on ignore quelque chose, ça revient à se donner beaucoup de peine pour pas grand chose. Il y a une manière plus simple de désigner quelqu’un qui ne sait pas : c’est un « être humain ». Laissons donc tomber.

De toute façon pourquoi chercher à se définir. Se définir, donner un nom à son rapport au monde, c’est figer sa réflexion, cesser de penser. Ce n’est pas ce que fait Lucrèce, car la pensée épicurienne est essentiellement ouverte. Elle ne se ferme pas, elle ne cesse jamais d’être une pensée en mouvement, pour rendre compte d’un monde qui n’est que mouvement.

 

Ce dont je veux parler en définitive, c’est de spiritualité. Qu’est-ce que la spiritualité ? On confond souvent ce concept avec la religiosité. Mais cela n’a rien à voir. La spiritualité ne suppose pas la moindre référence à un surnaturel quelconque. Elle dit seulement que l’Homme n’est pas seulement fait de matière. Il n’existe pas seulement dans une dimension horizontale ; il a pour structurer sa vie un axe vertical.

La spiritualité, c’est ce qui fait que je peux passer deux heures devant les autoportraits de Rembrandt, le voir se décorer du gorgerin en acier pour marquer symboliquement qu’il est un soldat de l’art, se placer au troisième rang de La Ronde de nuit, mettre un petit bonnet blanc pour peindre. En fait regarder en suppose aucune spiritualité. La spiritualité est indiquée par l’émotion. Si je n’étais que matière, si je n’avais pas d’âme, je ne ressentirais rien devant ces tableaux. Il y a plus. Il y a autre chose en l’homme que la simple matière.

Sinon je ne pourrais pas écouter de la musique, les subtiles disharmonies de Haydn ou les longues notes de guitare de Jimi Hendrix. et y prendre du plaisir. Je ne pourrais pas lire les incompréhensibles illuminations de Rimbaud. L’art naît de l’esprit, en suppose l’existence et le maintient en vie.
Me dira-t-on qu’il n’est pas logique d’affirmer en même temps que l’art résulte et crée de la spiritualité et que, d’un autre côté, le monde n’a pas de sens. Mais c’est seulement que l’art ne crée pas du sens, il constate le non-sens. Shakespeare nous dit que la vie n’est qu’une ombre en marche, une histoire racontée par un idiot, pleine de bruit et de fureur, et qui n’a aucun sens. Rembrandt montre son vieillissement, sa marche à la mort, de plus en plus défait. Beckett nous montre la vie réduite à sa plus simple extension. Le monde dépeint par les artistes est un univers semblable à celui de Lucrèce, lui-même un artiste. Il n’a pas de signification, ne suit aucune direction, ne va nulle part. C’est la raison pour laquelle on a le temps de rester devant un Vermeer ou un Matisse. Puisqu’on a le temps et qu’on ne va nulle part, pourquoi y aller vite ? On a le temps de regarder.

Car tout le travail de l’art est de faire de ce non-sens de la beauté. Hendrix s’endort avec sa guitare sur un fauteuil, il se réveille et travaille un solo. Van Gogh qui est, quoiqu’on en pense, un peintre heureux, fait de cette grosse bâtisse très lourde qu’est l’église d’Auvers-sur-Oise une forme qui danse ; il fait tournoyer aussi les champs de blé et les ciels. Vivant Denon, fondateur du Musée du Louvre à la fin du XVIIIe siècle, écrit une petite nouvelle, Point de Lendemain, dans laquelle un jeune homme est trompé par une femme habile et, quand il cherche au matin la morale, ne trouve rien ; c’est très drôle.

Alors, si je ne suis pas croyant, ni athée, qu’est-ce que je suis ? Mécréant ? Païen ? Pourquoi pas ? Mais bon, ces formulations simples ne servent à rien. Au fond, pourquoi me définir ? Pourquoi essayer de me fixer sous un mot, un terme ? Ou même une théorie. Je n’ai pas besoin de ça. Au contraire. Je préfère de ne pas me définir.

Puisque j’ai commencé par une citation, qu’on me permette de terminer sur une autre, en empruntant son commentaire à un autre auteur : « Nous ne jalousons pas les dieux, nous ne les servons pas, ne les craignons pas, mais au péril de notre vie nous attestons leur existence multiple, et nous nous émouvons d´être de leur élevage aventureux lorsque cesse leur souvenir. », écrit René Char. Qu’est-ce que cela veut dire ? Qu’on doit être à même de « supposer que celui qui s'avance en face est, peut-être, un dieu. »

Note : La métaphysique commence quand on se demande pourquoi il y a quelque chose plutôt que rien. Elle s’achève quand on cesse de se poser la question ; c’est alors que commence la spiritualité.

 
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