Charles Cros et l’invention du phonographe

 

On sait, les dictionnaires l’affirment, en tout cas les français, que, avant que Thomas Edison ait inventé le phonographe et présenté son invention devant l’Académie des sciences, le 11 mars 1878, un poète français l’avait devancé, devant cette même assemblée, le 18 avril de l’année précédente. Mais ce premier « procédé d’enregistrement et de reproduction des phénomènes perçus par l’ouïe1 », nommé dans un premier temps « paléophone2 », ne fut ni réalisé ni exploité par son inventeur. Tenter d’expliquer pourquoi est l’objet de cette note3.

Né en 1842 à Fabrezan dans l’Aude, Charles Cros étudie sous la direction de son père ; ce mode d’enseignement familial qui le mena au baccalauréat à quatorze ans, est le début d’un apprentissage d’autodidacte. Membre de la bohème littéraire, il sera également un inventeur fécond, mettant au point un télégraphe automatique et les principes de la photographie en couleurs. Il ne fut jamais reconnu en tant que tel pourtant. Diverses explications de ces faits furent fournies. L’une voudrait qu’il ait été la victime d’inventeurs plus puissants que lui et plus introduits dans le domaine industriel (Edison, Ducos du Hauron). Une autre voudrait que la bohème littéraire dans laquelle il se complaisait empêchât en même temps qu’il eût les moyens de mettre au point ses inventions, qu’il fût pris au sérieux et qu’il se prît lui-même au sérieux, de sorte qu’il ne put jamais aller au bout de ses projets.

Pourtant plusieurs faits viennent contredire ces hypothèses. Le premier est son refus d’un laboratoire et d’une subvention à lui offerts en 1882 par la Société de Physique. On dirait qu’il y a chez Charles Cros une volonté de ne pas inventer, en tout cas de ne pas se mettre dans des circonstances favorables à la découverte scientifique et technique. On peut sans doute se le représenter comme déchiré entre un besoin de trouver qui lui fera présenter à l’Académie des sciences de nombreux mémoires sur divers sujets, et une crainte de découvrir qui lui fait tourner le dos à la reconnaissance et aux occasions qu’on lui offre.

Il s’en explique dans un texte bien connu, une nouvelle intitulée « Le Journal de l’avenir4 » et publiée dans Tout-Paris n° 9, le 23 mai 1880, puis reprise dans Le Chat noir du 13 mai 1886. On sait que le narrateur se retrouve, dans les bureaux d’un journal, « plus vieux de cent ans », dans les années 1980. Les rédacteurs du journal sont coiffés de chapeaux qui contiennent les cerveaux d’artistes ou d’écrivains (Sarah Bernhardt, Victor Hugo,…) qui leur transmettent ainsi le talent qu’ils recèlent. Les journaux ne sont plus imprimés, mais lus devant des phonographes dont les cylindres sont ensuite envoyés aux quatre coins du monde.

On reconnaît, anticipés, le principe de l’ordinateur (« cerveau électronique », comme on disait naguère) et celui de la radio (non hertzienne en l’occurrence, évidemment).

Il s’agit bien sûr d’une fantaisie, d’un monologue du type de ceux que Cros écrivait pour Coquelin aîné. Le fait que son cicérone soit Alphonse Allais en est une marque très claire, et le choix des périodiques également, puisque Tout-Paris est le journal du « Club des Hydropathes », dont Cros fut un des premiers adhérents, et Le Chat noir un autre journal humoristique. D’ailleurs, à la fin de la nouvelle, le narrateur se réveille en 1880 (ou 86 selon les versions) ; tout cela n’était qu’un rêve.

Néanmoins certaines réflexions laissent à penser que, comme souvent chez Cros, la fantaisie dissimule des inquiétudes plus profondes. Deux idées ressortent du texte. La première est le lien, dans le monde dominé par les nouveaux médias, entre l’argent et le talent.

« Cette invention, due au célèbre Tadblagson5, a transformé l’ordre social en rendant le talent proportionnel à la fortune. C’est ainsi que le plus grand génie de notre siècle est le banquier Philipfil6. »

Les banquiers trouvent donc le moyen d’exploiter totalement les poètes. Ils sont devenus les maîtres absolus, allant même jusqu’à exproprier les cerveaux, véritable entreprise de décervelage antérieure à Jarry. La société est totalement verrouillée, assurant sa survie et sa reproduction avec une cruauté aseptisée de chirurgien.

« Il résulte de là qu’on en a fini avec les revendications socialistes du siècle dernier. Maintenant l’axiome est : Pas d’argent, pas de talent. Il y a de très rares exceptions de gens sans le sou qui naissent avec de l’esprit : mais nos tribunaux en font prompte justice en les expropriant de leur cerveau, dont tout modèle revient à l’État7. »

L’invention ne se limite pas à la technique, à l’industrie, elle joue un rôle essentiel dans le domaine social, voici le premier message de Charles Cros dans cette nouvelle.

Autre angoisse : devant le succès des nouveaux modes de communication, l’écrit disparaît. L’écrit qui est pour lui, poète, une raison de vivre.

« Personne ne sait plus lire ni écrire — c’est le progrès ! — à cause dudit phonographe8. »

Dès lors rien d’étonnant à ce que son domaine favori de recherche, une fois abandonné celui de la reproduction sonore, soit celui de la photographie en couleurs. En 1867, 1876, 1878, 1879 et 1881, il remet à l’Académie des sciences différents mémoires sur ce sujet9. Photographier, c’est encore écrire, avec la lumière ; et photographier en couleurs, c’est écrire de manière exacte la réalité. Mais enregistrer des sons, malgré l’étymologie du mot « phonographe », n’a rien à voir avec l’écriture. Au contraire, cela la met en danger, puisque la parole, par le biais de cet instrument, va la dominer et la réduire à une culture de basse classe sociale :

« On ne trouve plus que quelques gens arriérés dans ce sens10 parmi la lie du peuple11. »

Cros voit ici quelque chose que peu de nos contemporains perçoivent encore. Il n’est pas de jour où l’on n’entende dire que nous vivons à l’ère de l’image, et que cette dernière concurrence l’écrit. Or ces deux affirmations sont sans doute erronées. Notre siècle n’est pas plus qu’un autre celui de l’image. Contrairement à ce que l’on pense, la reproduction de cette dernière et sa grande diffusion n’ont rien de nouveau. Cela commence avec la xylographie au XIVe siècle. L’image, elle, remonte à la préhistoire, et elle ne concurrence pas l’écrit, qui n’en est qu’un cas particulier, hautement symbolique et spécialisé. Ce qui est nouveau à notre époque, c’est la reproduction du son et sa diffusion à longue distance. Cela commence justement avec Edison et Graham Bell12, et c’est peut-être là le message essentiel de Charles Cros.

Certes des rédacteurs écrivent encore, mais ils sont choisis « parmi la lie du peuple », et les traces qu’ils laissent ne sont qu’une transition — nécessaire, mais méprisée — entre deux transmissions orales, celle du téléphone et celle du phonographe.

 

Ainsi « Le Journal de l’avenir », cette nouvelle fantaisiste, nous donne à lire les raisons pour lesquelles Charles Cros ne poursuivit pas ses recherches dans le domaine du phonographe et ne le réalisa pas. Il avait envisagé, au-delà de l’invention elle-même, ses conséquences sociales, culturelles. Il avait envisagé la mutation que nous vivons depuis un demi-siècle, et l’avait jugé mauvaise. Libre à chacun de nous de décider s’il eut raison ou tort. Mais il nous donne l’exemple, lui poète qui bascule facilement dans l’absurdité, d’un savant préoccupé du devenir de ses inventions, capable d’une réflexion courageuse et sans manichéisme sur la technique qu’il aimait et développa, mais dont certains aspects l’effrayaient . Surtout d’un homme lucide. N’y a-t-il pas quelque ironie à avoir donné son nom à un prix qui récompense des productions phonographiques ?

 


 

1. Tel est le titre du mémoire de Cros présenté le 13 avril, accepté le 30, chroniqué le 10 octobre dans La Semaine du clergé et ouvert finalement le 8 décembre.

2. de deux mots grecs signifiant respectivement vieux et son, et qui indiquent que l’appareil était destiné à la conservation de sons passés.

3. Toutes les informations et citations contenues dans ce texte proviennent de l’édition de La Pléiade : Charles Cros, Tristan Corbière, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, 1970.

4. Édition citée, p. 234.

5. Coup de pied de l’âne à Edison. Il ne s’agit sans doute pas d’une jalousie d’inventeur spolié, mais d’un reproche adressé à un technicien sans scrupules par un autre qui s’est posé des questions. D’ailleurs quelques lignes plus loin on apprend qu’un dénommé « Humbugson » a inventé une poudre « colibricide », détruisant ainsi un élément essentiellement poétique.

6. p. 236.

7. ibid.

8. p. 238

9. Pourtant Ducos du Hauron en avait établi les principes dès 1869. Mais Cros n’abandonne pas. En revanche, quand le principe du phonographe est exposé par Edison, il se contente d’un fataliste « Puisque Monsieur Edison est l’inventeur du phonographe, eh bien ! gloire à Monsieur Edison ! » On peut certes y déceler une certaine amertume, mais aussi un renoncement qui conforte notre hypothèse.

10. Savoir lire et écrire.

11. p. 238.

12. Au téléphone duquel la nouvelle fait justement allusion : « les dix rédacteurs du bout se collent un téléphone dans l’oreille gauche […] les téléphones leur révèlent ce qui se passe partout. » (p. 235)

 
Free Joomla templates by Ltheme