Éloge du grumeau

 

 

Cela fait déjà quelque temps que je réfléchis à ce que l’on nomme aujourd’hui la communication. Mais c’est essentiellement à partir d’une conférence sur la programmation neuro-linguistique que j’ai décidé de mettre en mots, de manière rapide, cette réflexion. L’accent mis sur la communication date des années 80. À partir de là, quand quelque chose ne marche pas, quand quelqu’un n’est pas populaire (je pense aux hommes politiques), on dit que c’est parce qu’il ne sait pas communiquer. Tout cela aboutit à ce que l’on nomme aujourd’hui des éléments de langage. Mais ceci n’est que la petite partie émergée de l’iceberg. Dans tous les secteurs de la société, aujourd’hui comme naguère on apprend à communiquer. C’est-à-dire, globalement, à parler de manière à être compris ou, plutôt, à parler pour donner une bonne impression. Les méthodes de communication sont nombreuses, innombrables, et je ne veux pas les critiquer en soi, ni telle ni telle. Je ne pense pas d’ailleurs en être capable, ne les connaissant pas assez. Je pense d’ailleurs que toutes ont leur utilité. Non, c’est de cette théorie de la communication que je veux parler, de la vision du monde qu’elle impose.

J’ai souvent l’impression que l’on souhaite que la société, et au-delà le monde soient un milieu uni, unique où tout coule, sans qu’aucune rupture puisse intervenir. Comme un milieu liquide. Mais cela est-il possible ? Cela est-il souhaitable, désirable ? Il me semble que mon monde n’est pas uni. Certains lieux évoquent des événements, une émotion particulière. Certaines musiques font naître des odeurs, des émotions particulières. Rien n’est uni. Partout il y a des grumeaux. Au sens propre un grumeau est un « petit agrégat formé de matières pulvérulentes mal délayées et mal dissoutes dans un liquide » (CNRTL). Nous connaissons tous cela : cela se forme facilement dans une sauce blanche, ou béchamel. Ce n’est pas agréable, et même s’il est facile de s’en débarrasser, leur présence est toujours le signe que quelque chose ne fonctionne pas, que des erreurs ont été commises dans la préparation de la sauce.

Il me semble néanmoins que dans notre vie, des grumeaux sont nécessaires. Il me paraît important de ne pas nous comprendre. Ne serait-ce que pour apprendre à nous connaître. Faire l’effort. Sans les grumeaux, les risques sont grands. Pouvons-nous imaginer un monde sans grumeaux ? Eh bien oui, c’est facile, car un texte existe.

11:1 Toute la terre avait une seule langue et les mêmes mots.

2 Comme ils étaient partis de l’orient, ils trouvèrent une plaine au pays de Schinear, et ils y habitèrent.

3 Ils se dirent l’un à l’autre : Allons ! faisons des briques, et cuisons-les au feu. Et la brique leur servit de pierre, et le bitume leur servit de ciment.

4 Ils dirent encore: Allons ! bâtissons-nous une ville et une tour dont le sommet touche au ciel, et faisons-nous un nom, afin que nous ne soyons pas dispersés sur la face de toute la terre.

5 L’Éternel descendit pour voir la ville et la tour que bâtissaient les fils des hommes.

6 Et l’Éternel dit : Voici, ils forment un seul peuple et ont tous une même langue, et c’est là ce qu’ils ont entrepris ; maintenant rien ne les empêcherait de faire tout ce qu’ils auraient projeté.

7 Allons ! descendons, et là confondons leur langage, afin qu’ils n’entendent plus la langue, les uns des autres.

8 Et l’Éternel les dispersa loin de là sur la face de toute la terre ; et ils cessèrent de bâtir la ville.

9 C’est pourquoi on l’appela du nom de Babel, car c’est là que l’Éternel confondit le langage de toute la terre, et c’est de là que l’Éternel les dispersa sur la face de toute la terre.

 

<>Belle utopie encore que celle-ci. L’humanité unifiée à la conquête du ciel. Chancun se comprend, chacun comprend les autres. Tous collaborent çà la même grande œuvre. Et Dieu, Adonaï ou L’Éternel, comme on voudra l’appeler, détruit tout, car il se sent inquiété, son pouvoir remis en cause. Et pourtant, si l’on y réfléchit…

Toute l’humanité parlait une seule langue. Je ne suis pas sûr que cela m’amuserait. J’aime beaucoup les langues différentes, les accents, les voix différentes, les mots différents. J’aime que dans nos rues on parle arabe, des arabes différents, dialectes maghrébins différents, kabyle, berbère. Et toutes les langues africaines. Les asiatiques. Une famille de mes amis habitent Belleville, elle est d’origine polonaise, lui tchèque, et dans la rue de Ménilmontant, on a un résumé de tous les peuples de l’humanité. C’est beau.

Et of course européennes. Hier soir, comme je faisais passer le bac oral deux jours de suite, j’étais dans le restaurant d’un petit hôtel de Trévoux, entouré de personnes qui parlaient des langues différentes. Trévoux, centre de tourisme intermational. Devant moi, j’ai d’abord cru que c’était des Anglais parce qu’ils commandaient dans la langue de Shakespeare, finalement c’étaient des Allemands. Et derrière à gauche trois hommes parlaient un langage que j’ai mis longtemps à identifier. J’ai cru reconnaître quelques mots d’une langue slave, mais impossible d’identifier un accent, qui m’aurait indiqué une nationalité précise ; en définitive je crois que c’était des Portugais.

Mais à part ça, lisons le texte un peu plus précisément. « Toute la terre avait une seule langue ». Le mot hébreu traduit par langue dans la phrase française avait plusieurs autres sens. Il signifiait lèvre. Ainsi la phrase peut se comprendre, se transcrire comme « tous les hommes n’avaient qu’une seule lèvre. » Somme toute, c’est assez inquiétant. Une seule lèvre. Non seulement ils avaient les mêmes mots, mais ils parlaient d’une seule voix. Laquelle ? Celle de qui ? Qui parlait pour tout le monde ? Pour les autres.

Un autre sens du mot est rive. Autrement dit on peut comprendre la phrase comme « Toute l’humanité était sur la même rive. » Et ainsi donc personne n’avait envie de traverser. Personne n’avait envie d’aller voir de l’autre côté. Nous avons ici un exemple rare d’absence totale de curiosité. Loin d’être les héros du modernisme et de la révolte contre la religion que nous présentent les prédicateurs catholiques, et les athées qui veulent bien les croire, ces êtres humains sont bien timorés. Finalement cette utopie, comme tant d’autres, ressemble vraiment à un pays totalitaire qui regroupe des hommes un peu perdus.

D’ailleurs que font-ils, ces hommes qui parlent tous la même langue ? Ils bâtissent une ville. Certes. En fait, c’est Babylone. Babel, c’est Babylone. La tour naît sans doute, dans l’esprit des Hébreux, des souvenirs des ziggourats et des jardins suspendus. Une ville d’une grande beauté. Mais capitale d’un empire effectivement très puissant et très organisé, mais dont le moins que l’on puisse en dire est qu’il n’a pas laissé que de bons souvenirs. Ce n’est certainement pas là que la démocratie a été inventée et fondée.

«  Il n’y a plus d’obstacle à ce qu’ils auraient décidé de faire », c’est cela qui va décider Dieu à intervenir. Or Dieu ne pense certainement pas qu’il n’y ait plus d’obstacle à ce qu’ils puissent réaliser ce qu’ils veulent, pour ça il y a toujours des obstacles, aucun homme n’est tout puissant, Dieu le sait bien, mais ce qui l’embête, c’est qu’il n’y ait plus d’obstacle à leurs décisions, à leurs choix : puisque tout le monde est d’accord, il ne peut y avoir personne pour s’opposer à un projet, pour proposer une autre idée, pour critiquer, pour les remettre en cause. Ils vont alors pouvoir décider des choses absurdes ou incroyables, et personne ne va s’y opposer. C’est cela qui est grave.

C’est dans ce sens que le traité du Talmud Sanhédrin dit que pour les décisions importantes comme la peine capitale, un vote est fait au tribunal, et l’unanimité impose l’annulation du vote. Cela laissant supposer, soit que le tribunal a été acheté, soit qu’on a pas assez bien étudié la question pour en voir tous ses aspects. C’est très grave quand tout le monde est d’accord, il y a alors un terrorisme de l’opinion dominante, celui qui penserait autre chose se fait traiter d’extrémiste, de sectaire, quand on n’a même plus le droit de discuter ce qui semble admis par tous, l’humanité est en danger. S’il y a unanimité, c’est qu’on a oublié de voir un aspect des choses. Tout procès doit avoir un avocat. Dieu veut qu’il y ait des opinions différentes.

Actuellement, on pense que la démocratie, c’est la transparence et le consensus. Non, la démocratie, c’est l’opacité et le conflit. La démocratie suppose de respecter l’opacité des personnes, c’est le régime où l’on n’ouvre pas les enveloppes, où l’on en pose pas de micros, où l’on respecte le fait que les gens ne disent que ce qu’ils veulent. Et ce n’est pas non plus le consensus ; c’est la discussion, le désaccord, la construction commune et conflictuelle (mais pas non plus forcément) du sens.

D’ailleurs, qu’est-ce qu’ils font, ces hommes à Babel ? Ils bâtissent une tour, qui monte jusqu’au ciel. « Allons ! Bâtissons-nous une ville et une tour dont le sommet touche au ciel. » À peine commencent-ils à se trouver ensemble que le deuxième projet est de construire un truc immense et complètement inutile. Construire une tour pour monter jusqu’au ciel. Mais faut vraiment avoir rien d’autre à faire, et pas grand chose dans la tête avec ça. Ils ont été capable d’inventer un substitut pour les pierres, car dans ce pays ils n’y a pas de pierre utilisable pour la construction (en gros c’est un désert), ils ont inventé de cuire des briques. Et tout ça pour quoi : construire une tour dont la tête pénètre les cieux. Beaucoup d’efforts gâchés. Dans Le Réel, traité de l’idiotie, Clément Rosset explique que la bêtise n’est pas dans le manque d’intelligence qui priverait de trouver les moyens de faire quelque chose, mais dans le manque de discernement qui aboutit à mettre des moyens efficaces au service d’un but non pensé, non maîtrisé, non valable. En voilà un bel exemple.

D’ailleurs le texte hébreu insiste sur le manque de lumière de ces hommes. Ils sont partis de l’orient, ils se sont donc symboliquement éloignés de la lumière. Ils se sont engagés dans la vallée de Shinear, le mot hébreu désigne une vallée encaissée, une faille, une cassure. Ils se sont éloignés de la lumière et regroupés dans l’obscurité.

Et à quoi va servir cette tour : « à se faire un nom ». UN nom. Pas chacun un nom, mais un nom collectif. On est dans le règne du groupe, du troupeau, de la masse.

Finalement si Dieu stoppe leur effort, ce n’est pas qu’il se sente menacé. C’est qu’il choisit de laisser aux hommes une chance. Ils leur rend leur individualité. Ils les éloigne de la ville destructrice de la personne. Il les ôte de l’inutile chantier, de la tâche stupide qu’ils se sont assignés eux-mêmes. Il rend à chacun et à tous ses/leurs limites. Il différencie. Il offre à l’homme la chance de reconnaître l’autre comme autre, de devenir autre. La diversité naît après Babel, et avec elle, l’humanité. À Babel tout est lisse, Dieu y injecte le grumeau humain.

 

Une autre histoire pour continuer. Une nouvelle de science-fiction dont je n’ai réussi à retrouver ni le titre ni l’auteur. L’auteur imagine que la terre est en butte à une attaque extraterrestre. Les homme essaient de décrypter le code des armées ennemies. Dans ce but, on forme des spécialistes innombrables, linguistes, physiciens, ingénieurs divers, informaticiens, et quand ils ont tous fini de travailler, le langage est décrypté. On s’aperçoit alors qu’il est fait de métaphores, et l’on cherche un poète pour lever cet ultime obstacle. Mais bien sûr, il n’y en a plus. Et la Terre, comprend-on alors, sera envahie.

C’est une fable intéressante, me direz-vous, mais tellement sans rapport avec la réalité que ça ne veut rien dire. Sauf que cela vient tout droit de faits historiques (et assez récents) réels. Lors de la seconde guerre mondiale, l’armée américaine a utilisé un système de codage des télécommunications extrêmement simple. Des soldats d’origine navajo communiquaient dans leur langue. Cette méthode présentait un triple avantage.

Aucun Japonais ou Allemand n’avait étudié la langue navajo. On est loin de la tour de Babel.

C’est une langue extrêmement complexe. Un seul verbe peut valoir toute une phrase.

Et même alors elle était constituée de métaphores : « Tout ce que nous utilisions dans le code était ce avec quoi nous vivions tous les jours sur la réserve, comme “les fourmis, les oiseaux, les ours”. Ainsi, le terme pour un tank était “tortue”, un bazooka (démolisseur de tank) était un “tueur de tortue”. Un cuirassé devenait une “baleine”, une grenade une ”patate” et les bombes ordinaires des “œufs”. Un avion de combat devenait un “oiseau-mouche”, un tireur embusqué un “ramasseur”, la pyrotechnie devint un “feu raffiné”.

Finalement vous commencez à voir où je veux en venir. Un des plus gros grumeaux, c’est justement l’art. Qu’est-ce qu’un artiste ? C’est quelqu’un qui, justement, n’accepte pas d’entrer dans le monde des autres, et qui, au contraire, rêve de leur/de nous imposer le sien. C’est Baudelaire écrivant les Fleurs du Mal pour nous emmener dans son esprit en proie au spleen. Orson Welles se battant toute sa vie contre Hollywood pour filmer ce qu’il a envie de la manière qu’il a envie, et finissant toujours par le faire avec 3 francs six sous. Van Gogh nous faisant voir l’église d’Auvers-sur Oise, comme elle n’est pas. Shakespeare était tous les hommes, sauf en cela justement qu’il était tous les hommes.

Un autre gros grumeau, c’est l’amour. À partir du moment où j’aime, la vie cesse de couler, elle se fracture. Il y a un avant, un après, un moment de bascule. Rien n’est plus égal. On ne communique plus, on se comprend ou pas. En fait on se comprend rarement, mais c’est la façon dont on ne se comprend pas qui est importante.

 
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