Valeur de l’erreur

 

 

J’ai toujours été persuadé qu’une erreur n’était pas une faute, un simple trou dans la couche de la rationalité ou du savoir, mais qu’elle témoignait d’un savoir, avait elle aussi sa rationalité. Voici quelques exemples.

Une de mes élèves un jour m’a écrit : Oedipe a été abandonné sur le mont Sinaï. Double erreur, certes. Mais après la première réaction, force me fut de constater que ceci m’avait révélé que les deux histoires, Oedipe et Moïse, présentaient de nombreux points communs. L’erreur m’avait appris quelque chose.

 

Allons plus loin 

Nous avons tous entendu la chanson de Montéhus qui s’appelle La Butte rouge. Et si on nous demandait quel est son sujet, nous répondrions tous sans hésiter que c’est une chanson de la Commune de 1871, et que la butte en question est Montmartre.

Or la chanson dit exactement le contraire. Le « sang des copains » est du « sang d’ouvrier et sang de paysan ». Or, à ma connaissance, et pour cause, aucun paysan ne participa à la Commune de Paris, à moins de considérer comme agriculteurs les propriétaires des vignes, justement, de la Butte Montmartre. De plus le récit est fait du point de vue des assaillants, « ceux qui grimpaient » et « roulaient dans le ravin » ; s’il était question de la Commune, les attaquants seraient les Versaillais, et ce serait donc eux qui seraient valorisés, ou en tout cas plaints, ce qui constituerait une contradiction. Enfin les premiers vers sont

« Sur cette butte-là y avait pas d’gigolettes
Pas de marlous ni de beaux muscadins
Ah c’était bien loin du moulin d’ la Galette
Et de Paname qu’est le roi des pat’lins »

On peut difficilement être plus clair. De même que dans le second couplet

« Sur cett’ butte-là on n’y f’sait pas la noce
Comme à Montmartre où l’champagne coule à flot »

Sans doute, c’est d’un épisode de la guerre de 1914-1918 qu’il est question (la chanson date de 1925), d’un combat dans lequel l’armée française a tenté de reprendre aux Allemands le sommet d’une butte sur laquelle ils étaient stationnés. Certains vers sont très révélateurs :

« Car les bandits qui sont cause des guerres
N’en meurent jamais On n’ tue qu’ les innocents »

Et pourtant des générations entières ont cru, sans même se poser la question, qu’il s’agissait d’un chant à la gloire de la Commune. Pourquoi ? Sans doute a-t-on entendu ce qu’on voulait entendre. Et c’est la raison pour laquelle on ne s’est pas posé la question.

Peut-être aussi qu’il n’existe aucune chanson de l’époque qui magnifie la Commune, et que celle-ci, malgré les incohérences, arrivait à temps (avec un certain retard tout de même) pour combler ce vide. L’erreur sur la chanson constitue donc en fait une création.

 

 Le processus est un peu différent en ce qui concerne deux chansons de MacNab, L’Expulsion des princes et Le Métingue du Métropolitain. Ces deux chansons furent adoptées dès leur sortie par les milieux anarchistes qui s’y retrouvèrent entièrement. Dans ces conditions il est assez étonnant de constater que MacNab est un chansonnier d’extrême-droite. Comment un chansonnier dont les prises de position sont telles a-t-il pu écrire des chants anarchistes ? La réponse est simple : il n’a pas écrit de chant anarchiste. Si l’on écoute attentivement ces deux chansons, on se rend compte qu’elles sont satiriques à l’égard du mouvement anarchiste.

Les ouvriers sont présentés comme stupides. Ils parlent un mauvais français, accordent orgueil au féminin, « des mufles » au singulier (« qu’a toujours la colique et qui fait dans son pantalon »), font des liaisons mal-t-à propos (« y a-z-encore des cachots pour tes fils »). Celui de L’Expulsion met sur le même plan les princes et les conseillers « ménicipaux », demande à épouser les filles d’Orléans, réclame d’être traité avec « délicatesse » mais nomme les princesses des « gonzesses », s’imagine, à cause de l’expression « fier comme Bragance », que Bragance se nomme ainsi par orgueil, veut l’expulser alors qu’il n’habite pas en France, etc. Le « travailleur » du Métingue est ivre, fait du tapage. Sa conscience sociale semble se trouver dans la bouteille plus que dans les œuvres de Marx et Jaurès, et il discourt souvent au bord de l’incohérence :

« Ils ont grimpé tous deux sur une table
Pour mettre la question sur le tapis »

« Souviens-toi des géants de quarante-huit
Qu’étaient plus grands qu’ ceusses du jour d’aujourd’hui ».

Mais à la sortie des chansons les anarchistes se retrouvèrent dans leur côté rigolard. Ce qui était une caricature, une satire, ils s’y reconnurent, eux aussi au second degré :

« Enfin qu’ tout l’ monde soye expulsé
Y restera pus qu’ les anarchisses ».

Eux, qui ne sont pas sérieux au sens où les réactionnaires voudraient qu’ils le soient, se reconnaissent dans l’ouvrier du Métingue, qui ne sépare pas la revendication de la fête, et ne perd pas de vue la finalité de la lutte : le bonheur, la joie, chantés dans une oeuvre à peu près contemporaine, « Le Temps des cerises ».

Les anarchistes ont donc également créé ces deux chansons, tout autant que MacNab ; d’ailleurs s’ils ne les avaient pas repris, elles seraient déjà oubliées, et leur auteur avec. Ce réactionnaire doit la survie de sa mémoire au fait d’avoir été adopté par ceux qu’il combattait. De la même façon les auditeurs de La Butte rouge ont inventé par un contresens la chanson qui manquait à la Commune.

 

L’erreur est invention, création, et non négation. Sans doute l’erreur ajoute au monde plus que son contraire.

D’ailleurs quel est le contraire de l’erreur ?

 

 

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